Les Kasbahs

La kasbah de Taourirt

Mis à jour : mercredi 1 juin 2016 11:06
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11 décembre 1929. Photo de la 37e R.A.
Pilote Capitaine Pelletier d'Oisy, observateur adjudant Deschamps 
Pelletier d'Oisy, surnommé "Pivolo" était connu pour ses raids aériens.
Source : Service Historique Armée de l'Air, Vincennes
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30 janvier 1930
Photo de l'observateur le lieutenant Bernard, pilote lieutenant Brens
du 37e Régiment d'Aviation en poste à Ouarzazate

Les Glaouas sont de puissants chefs Berbères et ils obtiennent en 1907 un Protectorat auprès de la France précoloniale. Alors que son frère est nommé Grand Vizir, Si Thami el Glaoui devient Pacha de Marrakech et entretient d'excellentes relations avec les Français. Il devient un grand propriétaire terrien dans la région de Ouarzazate et confie le ksar de Taourirt à son fils aîné.
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El Glaoui transforme une partie du ksar en une splendide kasbah ou sa famille résidera jusqu'en 1956, date de l'indépendance. Construite en blocs de terre séchée et de paille recouverts d'un mélange de terre et de chaux, la kasbah est sobrement décorée de motifs géométriques. Il faut entrer dans la bâtisse pour découvrir la richesse des décors.

Gravure de Théophile-Jean Delaye

 

 


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Les tiges de laurier rose entrelacées et recouvertes de terre pour former les plafonds sont disposées artistiquement pour former des motifs géométriques. Certaines pièces sont ornées de plafonds en planches de cèdre sculptées et peintes, de peintures et de zelliges sur les murs.

 

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Archives Decordier


L’histoire du ksar de Taourirt est étroitement liée à celle de la kasbah, cependant elle demeure peu connue. Les quelques informations signalées dans certains ouvrages ne permettent pas de déterminer avec précision les différentes phases de cette histoire. Conformément à la tradition orale, l’ensemble de Taourirt aurait été édifiée au XVIIème siècle. Son extension et son remaniement seraient l’œuvre de Hammadi Glaoui représentant de son frère Madani (1882) dans la région, lui-même chef de Telouet depuis sa succession en 1876.
Son histoire a commencé à l’époque du sultan Moulay Abderrahman ben Hicham qui avait désigné Mohammed Ibibt El Mezouari de Telouet caïd des Glaoua, des Imeghran et des Aït Ouaouzguit.
Plus tard, le nouveau chef commença une politique d’extension vers les régions du sud-est. A cette époque Taourirt était sous l’autorité de l’Amghar Mohamed ou Hmad ou Abou , suzerain des caïds de Tamnougalt (surtout à l’époque du caïd Si El Abbas Ben El Hassan). Cette autorité de Tamnougalt fut évincée par celle de Telouet en 1874 lorsque Mohamed Ibibt triompha de Si El Abbas. La politique des Glaoua se basa ensuite sur des alliances matrimoniales pour mieux asseoir leur dominance sur la région.

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Archives Lafite



À la mort de l’Amghar Mohamed ou Hmad ou Abou, Si Hammadi el Glaoui épousa sa veuve Lalla Sfia Hmad; son neveu (fils de Mohamed Ibibt) épousa lui Lalla Ijja Hmad, sœur de l’Amghar. Par ces liens, les Glaoua s’approprièrent Taourirt dont la zone d’influence s’étendait au-delà de Ouarzazate notamment après le passage du Sultan Hassan 1er.
Les premières années furent très difficiles pour SI Hammadi à Taourirt. Juste après le décès du Sultan Hassan 1er (1894), les tribus de la région (Aït Ouarzazate, Aït Boudlal, etc.) assiégèrent la kasbah et le village durant deux ans. Siège qui ne fut levé que grâce à des renforts arrivés de Telouet.
Le gouvernement de Si Hammadi el Glaoui dura jusqu’à 1937 (date de son décès) et ceci grâce au pouvoir suprême de son frère le pacha Si Thami el Glaoui et à la puissance militaire de son neveu le caïd Si Hammou el Glaoui.
La succession revint à Mohamed ben Hammadi jusqu’à 1939 puis à Si Boubeker fils de Madani. En 1940, Mohamed El Mahdi ben Hammadi géra les affaires de Taourirt jusqu’à l’Indépendance.
Les biens de Si Hammadi furent réquisitionnés par le Makhzen; quelques-uns furent restitués aux héritiers au cours des années soixante.

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En 1972, la kasbah de Taourirt fut achetée par la Municipalité de Ouarzazate.
En 1989, le Centre de Conservation et de Réhabilitation du Patrimoine Architectural des Zones Atlasiques et Subatlasiques (CERKAS) a ouvert ses portes dans la partie sud de la kasbah.
En plus d’une intégration harmonieuse au sein de l'environnement, la kasbah et le ksar de Taourirt obéissent à des valeurs socio-culturelles en tant qu'image reflétant le génie des constructeurs. Monument classé patrimoine national depuis 1953, Taourirt est scindé actuellement en plusieurs parties :
• La partie Sud-Est est occupée par le Centre de Conservation et de Réhabilitation du Patrimoine Architectural Atlasique et Subatlasique. Elle offre certains avantages : restaurée, avec des équipements sanitaires, un espace en plein air et des locaux administratifs (direction et administration, bureaux, locaux techniques, magasins pour entrepôt, une salle polyvalente), des espaces d’expositions, etc.;
• La partie Nord-Est, restaurée en 1996, est livrée à la curiosité des visiteurs;
• La partie Est, dite "Stara", est occupée par des habitants qui ne cessent de modifier son aspect architectural;
• La partie au centre est en ruine.
Le plan original de la kasbah de Taourirt a été chamboulé et ses espaces nivelés par l’usure du temps, de l’histoire et des hommes. Seules quelques parties témoignent encore de la grandeur de cette bâtisse, notamment la salle de réception construite dans un style citadin, la cour (lieu de réception et de fêtes) et les décors de façades. Les belles tours, les étables, les fours, les ruelles tortueuses, les salles familiales n’ont plus d’échos que dans la mémoire des anciens.

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De Mazières M. & Goulven J.
Extrait de : Les kasbahs du Haut Atlas. Edité par “La vie marocaine illustrée”, février 1932

Le Taourirt d’Ouarzazate, qui a des tours jaunâtres un peu vert-de-grisées, véritable forteresse commandant les deux vallées et par conséquent les deux routes vers l’Est (le Tafilalet), et vers le Sud (la vallée du Drâa), comprend la demeure particulière, vaste et fermée du caïd Si Hammadi; le château proprement dit, est une importante construction composée de grosses tours carrées, irrégulièrement placées contre le corps de bâtiment. Les murs, couverts de dessins en relief, ont de fausses fenêtres sculptées, et sont surmontés de créneaux blancs. C’est une masse énorme fermée du côté du chemin par un mur également de terre battue, car la kasbah est faite de pisé et l’on se demande comment les murs résistent. Le caïd qui vient au-devant de nous, nous donne l’hospitalité dans un bâtiment indépendant, à étages sur terrasses, et nous introduit dans la chambre d’hôtes au plafond peint.
A l’abri du château et dans le mur d’enceinte se cache le village. D’un côté c’est le village berbère, celui des fellah, domestiques ou cultivateurs, dominé par le donjon de la demeure particulière de Si Mohamed en Arabi, puis du côté de l’oued c’est le village juif d’artisans et de boutiquiers.

 

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Henri Bordeaux. Extrait de : Un printemps au Maroc. Plon 1931

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Nous errons dans le quartier berbère. Les ksour les plus pauvres, les plus réduits, isolent toujours les juifs. Le sang noir a envahi, là comme je l’ai déjà remarqué dans le Sud, la race berbère. De tous côtés surgissent des négrillons. Isolée, immense, fastueuse, la kasbah du caïd de Taourirt, qui est le frère aîné du Glaoui de Marrakech, dresse à part sa haute architecture, fouillis de murailles et de tours dont quelques fenêtres sont ouvragées. Elle ressemble à un château du moyen âge avec ses assises monumentales, ses vastes cours où toute une population, en cas de menace, peut se rassembler, son aspect de forteresse beaucoup plus que de maisons de plaisance.

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Le cimetière

1932. La visite de la kasbah du khalifa du Glaoui à Taourirt

Camille Mauclair : Les couleurs du Maroc.
J’ai obtenu à Marrakech les ordres nécessaires pour être reçu dans ce qui est pour moi la vraie Taourirt d’Ouarzazat, la kasbah d’un neveu du Glaoui. A la redoute on nous a donné un interprète, l’heure s’avance, le ciel se nuance de jade, il faut partir.
Sur un piton opposé à celui qui porte la redoute française se dresse, au-dessus d’une oliveraie, la gigantesque kasbah, crénelée, hérissée de tours, et bientôt notre voiture se présente à une porte percée dans le rempart, qu’ouvrent quelques serviteurs accourus. Nous pénétrons dans une sorte de vaste cour de ferme où picorent des poules, où l’on fait se ranger des mulets rétifs.
D’un fruste escalier à ciel ouvert descend à notre rencontre un vieil homme aux beaux yeux, au sourire discret. Ses pieds sont nus dans des babouches sans ornements, et il est vêtu d’une djellaba en grosse laine, aussi simple que celle des campagnards qui nous entourent; mais il a grand air, et tous s’inclinent.

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C’est le caïd, le maître. Il me tend la main et la porte à son cœur, il effleure de ses lèvres mon épaule et prononce quelques paroles rituelles : l’interprète nous les traduit. Elles assurent, avec un accent de dignité douce, que tout ici est désormais à nous.
Puis il nous précède dans l’escalier, nous trouvons sur une terrasse des tapis, des escabeaux, des coussins, des plateaux où est disposé, avec ces gâteaux miellés qu’on nomme cornes de gazelles, le traditionnel thé à la menthe dont il faut prendre trois verres. Nous sommes là devant l’immense paysage saharien. Derrière nous, la muraille de l’Atlas, que nous avons franchie et qui tombe à pic sur la plaine. Au-dessous de nous, le village et les chemins de ronde. En face, la ligne bleue d’une palmeraie, et, au delà, l’infini des sables blonds, tout ce que le mot “Sahara” peut suggérer de magique. Les deux courbes d’argent des oueds Drâa et Dadès, qui se rejoignent près d’ici, luisent sous la lumière rose et verte.

Cet auteur raconte un peu n’importe quoi : “la muraille de l’Atlas qui tombe à pic dans la plaine” et surtout d’où il est placé ce serait étonnant qui puisse voir : “l’infini des sables blonds du Sahara”; il a plutôt devant lui l’extrémité Est de la chaîne de l’Anti-Atlas, le jebel Tifernine, qui va bientôt rejoindre le jebel Sagho.

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Le thé bu, le caïd nous laisse à la garde de deux esclaves. L’un est Brahim, un Berbère au teint presque blanc, qui est fier de parler un peu notre langue et remplacera l’interprète reparti au fort après la présentation. Je suis, a-t-il dit, un grand “alem”, un lettré de France, ami du Sidi Maréchal, et à ce nom les révérences ont redoublé. L’autre esclave est Hassane, le bien nommé, car il est très beau. C’est un noir très grand, souple, mince, de forme pure comme un bronze antique, dont le visage encadré d’une barbe courte et frisée, n’est point camus mais révèle, entre deux admirables yeux veloutés, un nez droit surmontant des lèvres sinueuses et fines, du type abyssin.
Comme Brahim, Hassane marche pieds nus, mais il est vêtu de laine fine et de mousseline immaculée, et tous deux portent en sautoir des poignards courbes. Ils veillent à l’installation de notre logis. C’est au sommet d’une tour carrée, une vaste chambre au plafond arrondi et peint, aux murs de chaux où court une frise de zelliges brillantes, et dont les quatre fenêtres, munies de volets, sont closes par des grillages capricieusement ornementés. C’est d’une nudité et d’une propreté absolues. Quelques matelas et tapis étendus sur le carrelage, des coussins de cuir ouvragé servent d’oreillers, le nécessaire de toilette est rapidement disposé, et comme le long crépuscule africain persiste, nous sommes prêts à faire, avec nos deux gardes impassibles, une première reconnaissance de la kasbah.

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Sans eux, nous nous perdrions dans ce dédale de fortifications concentriques, dont les enceintes successives, trouées de rares poternes, multiplient les angles rentrants, ce qu’on appelait dans notre architecture militaire d’autrefois les “retirades”, accueillant l’attaque par des feux croisés jaillis des meurtrières. Les murs de pisé sont énormes, leur dispositif est compliqué comme dans nos forteresses médiévales. A l’abri des bastions, dans l’enchevêtrement des chemins de ronde cachés par de hauts murs aveugles, une population se blottit. Il y a là des souks où travaillent pour le maître des selliers battant le cuir, des forgerons martelant le fer et le cuivre, des étriers et des mors, des boulangers enfournant des pains et jetant des brassées de palmiers nains dans leur fournaise, des potiers tournant des vases, des brodeurs, des tresseurs de nattes, des tisseuses de burnous.
Sous les arceaux s’accumulent les réserves de grains et de fourrages, les jarres d’huile, une odeur décèle des étables et des écuries. On pourrait ici loger une petite armée et l’alimenter durant un long siège, bien que les temps en soient révolus. Sur les talus descendant vers l’oued que protège un pont fortifié, nous voyons revenir les troupeaux de moutons et de chèvres, et le cortège des femmes remontant avec la cruche sur la tête ou la hanche et l’enfant soutenu sur les reins par un repli d’étoffe, canéphores serviles et graves dont l’oeil empli la nuit brille au ras du voile. Quelques cavaliers rentrent à toute allure sur leurs légers chevaux blancs. Deux ou trois d’entre eux sont masqués du “litham” noir des Touaregs et leur main droite appuie sur la cuisse le long moukkala guilloché. Des gamins nus nous voient et se sauvent, agitant leur unique tresse sur leur crânes roses. Quelques lumières commencent de briller timidement. Les silhouettes deviennent spectrales bien que leurs draperies retiennent encore un peu de la clarté du jour, et nous écoutons la rumeur de cette ruche humaine dont le peuple va se terrer pour la nuit dans les alvéoles cendreux de leur logis.

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Archives Daniel Rodier
Nous rentrons “chez nous” laissant toutes portes ouvertes sur un vestibule noir, et dans notre salle qu’éclaire un falot pendu au mur, nous attendons. C’est à peine si un chuchotement et un frôlement nous avertissent de l’entrée de nos serviteurs portant une table basse et de vastes plats recouverts de cônes de terre cuite. Mais le caïd lui-même surgit de l’ombre. Il a tenu à venir partager notre souper. Il s’accroupit auprès de nous en souriant, avec la politesse délicieuse de l’hospitalité berbère. On verse sur nos mains l’eau de l’aiguière de cuivre. Et le vieux seigneur nous invite à entamer, avec trois doigts de la seule main droite - la gauche portant malheur - les poulets cuits à l’étouffée; amusé par l’embarras de ma femme, il lui montre gentiment de quelle manière subtile on fait, pour la porter ensuite à sa bouche, une boulette de ce succulent couscous aux olives, aux fèves, au mouton haché, parfumé de cumin. Tout est violemment épicé d’un poivre exquis et redoutable. Pour en éteindre le feu on nous a concédé de grands verres d’eau avant l’immanquable conclusion du thé. C’est Hassane qui le prépare. Il est assis, les jambes croisées, le buste droit dans ses voiles blancs. Avec la précision et la solennité d’une alchimiste, il dose le thé vert et l’eau chaude, y plonge de gros fragments de sucre, goûte délicatement dans une tasse, remet encore tant de sucre que nous demandons comment la théière pourra le contenir; enfin, il ajoute pour quelques instants, la poignée de menthe fraîche qui embaume toute la pièce. Le résultat de tous ces rites est un élixir onctueux et brûlant, qui apaise miraculeusement toute soif. Nous n’avons échangé que quelques mots traduits par Brahim, debout près de nous comme une statue. Mais il y a tout un langage dans le visage amène et le regard fin de ce vieillard qui, chef puissant et possédant des biens immenses, est simplement comme le moindre de ses serfs. Le repas fini, il se retire en portant la main à son cœur, et murmurant un doux “msa kheir” - notre “bonne nuit”.

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Nous sommes seuls, et nous sortons sur la terrasse contiguë à notre appartement. La nuit est claire, avec toutes les éclatantes étoiles du ciel d’Afrique. Les toits du ksar s’échelonnent, très blancs, au-dessous de nous, jusqu’à la palmeraie indiscernable. Deux ou trois lampes d’argile clignotent sur des seuils, et s’éteignent bientôt. Les hautes tours trapézoïdales s’élèvent, géométriquement décorées de losanges de couleur et, déjà, de certains de ces mystérieux signes soudanais et touaregs que les dynasties sahariennes ont dû ramener pour les unir à la sévérité berbère. Il y a des mâchicoulis, des échauguettes, des balcons à meurtrières. Ces tours sont séparées par de profonds fossés, d’obscurs couloirs. Et un donjon central, où demeure le maître, où nous ne saurions pénétrer, parviennent des voix, psalmodiantes ardentes, rythmées de tambourins; ce sont celles de femmes invisibles, enclosent en des appartements donnant sur une cour intérieure, derrière les parois de l’immense sépulcre de pisé, avec tout le désert alentour. Tout se tait, nous n’osons parler.
Du temps s’écoule, nous ne songeons point au repos. Alors s’élève une voix rauque. Il n’y a ici ni mosquée ni muezzin; un homme remplit pour tout le fief l’office sacré. Nous l’apercevons et il ne nous soupçonne pas. Sa longue forme brune aux bras levé est immobile au rebord d’un toit plat. Il adresse au ciel nocturne une longue prière obstinée et farouche. Cela tient de la sommation et du lamento, c’est menaçant et d’une tristesse qui finit par nous poindre. Nous rentrons furtivement. A notre porte, un amas d’étoffes emmêlées, sur lequel miroite la lueur de deux fourreaux courbes : couchés sur le sol, Brahim et Hassane, fidèlement nous gardent. Et presque aussitôt nous nous anéantissons dans le sommeil.
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Au matin, dès notre plus léger mouvement, nos veilleurs surviennent, avec de l’eau, des linges, l’aiguière de cuivre. Sur un réchaud de braise, au dehors, ils ont préparé notre petit déjeuner : ce sont, avec une platée de riz sucré, des crêpes excellentes, de quoi rassasier dix affamés quand nous avons mangé. Mais, comme en tout repas arabe, le reste ira à quelques êtres vagues qui, à l’écart, attendent en nous regardant à la dérobée. Tout en nous vêtant, nous observons les scènes de la rue que surplombe notre tour, le va et vient des ânes, des chevaux, des béliers, les jeux des enfants, le bavardage des femmes qui sont, en cette région glaoua, toutes parées de bijoux d’argent incrustés de gemmes, cliquetantes de colliers et de bracelets qu’elles ne quittent point même pour le travail des champs. Tout est d’un rose invraisemblable et divin, où se sertissent ces verts singuliers des végétations qui semblent faites d’émail et de métal. Au bord de l’oued se déroulent des scènes purement bibliques, naïves et hiératiques, toute approche de l’eau précieuse revêtant ici une solennité de cérémonial.
... Si Hammadi se tient près de l’auto pour nous dire adieu, son grave “Allah ihennikoum” en baisant mon épaule en retour de mon serrement de mains, devant tous les serviteurs inclinés. Un dernier regard sur notre tour, sur l’ensemble, et Taourirt de l’Ouarzazat commence de n’être plus qu’un puissant souvenir derrière nous laissé, un des plus impressionnants de notre vie.

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Jacques Felze et Théophile Jean Delaye.
Extrait de : Au Maroc inconnu, dans le Haut-Atlas et le Sud marocain. Arthaud 1935
Cependant, nul voyageur n’ignore la célèbre kasbah berbère que l’image a popularisée. Elle subsiste dans toute son originalité typique à proximité du poste. On peut l’approcher à loisir; on peut y pénétrer; aux visiteurs de marque il y est offert, sans gêne excessive, la possibilité d’y faire un repas arabe. J’avoue n’y être jamais entré. manque d’occasions et, peut-être à tort, manque de curiosité.

Cependant rien que par son aspect extérieur, cette kasbah est déjà remarquable. C’est celui d’une véritable cité, d’une cité du désert. La surprise vient de ce que cette cité, au type si caractéristique qu’accuse l’uniformité même des constructions, donne par la diversité, le fouillis des détails qui la composent, l’impression de grandeur. Assez récente (les Glaoua ayant fait raser l’ancienne kasbah après une révolte des Ahl Ouarzazate), plusieurs détails de se construction trahissent une influence urbaine. mais la silhouette trapue, resserrée dans l’enceinte étroite propre à la défense, cette multitude de petites fenêtres pareilles à des meurtrières, la dentelle des créneaux qui bordent les terrasses, tour cela découpé, dressé à mêm la terre fauve, sur le rebord du plateau rocheux et nu, projeté sur un ciel vide, inondé de lumière; la hête lente des indigènes qui entrent, sortent, le silence, traversé de temps en temps par un cri, par un appel, un visage olivâtre de femme entr’aperçu derrière un moucharabieh de bois, un groupe d’hommes au coin d’une haute terrasse qui regardent vers le Sud les dures montagnes d’acier, il n’en faut pas plus pour imprimer dans la mémoire une image, en somme synthétique, de ces bleds.

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Devant le Ksar avant l'aménagement des abords.

 

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Aménagement de la place vers 1950


Terrasse Henri. Extrait de : Kasbahs berbères de l’Atlas et des oasis. Ed. Horizons de France 1938


L’Ouarzazate forme transition entre le Drâa et le Dadès. Les ksour restent importants mais ne s’entourent pas d’une enceinte aux lignes régulières : les murs extérieurs des hautes maisons qui les composent servent de rempart. Ainsi en est-il au ksar à demi ruiné mais très pittoresque de Tifoultout.
Souvent aussi ces ksour contiennent des tirremts qui en effilent encore la silhouette. Le village des Aït ben Haddou échelonne sur une pente de roches rouges, au bord d’un oued, une cascade de maisons et de tighremts.


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Mais le joyau de cette région est la kasbah de Taourirt du Ouarzazate. Sa célébrité ne lui vient pas seulement de ce qu’elle est une des premières grandes architectures berbères que rencontre le voyageur venant de Marrakech : elle vaut à la fois par sa masse énorme et par le pittoresque sans cesse renouvelé de ses aspects de détail. Du côté de l’oued, elle fait jaillir, au-dessus des jardins, d’énormes murailles de terre lisse ponctuées de décrochement et de vastes bastions. Seule la partie supérieure de ces hautes bâtisses se perce de fenêtres.
Au sommet du versant que recouvre la kasbah, une haute construction - la demeure du chef de la forteresse et de la région - reprend et accentue l’élan de tout l’ensemble. A l’intérieur, les cours qui entourent la résidence seigneuriale, les ruelles où s’entassent les gens du commun composent d’étonnants tableaux. Les masses architecturales s’équilibrent toujours avec un rare bonheur; il faut parcourir lentement cette kasbah pour se convaincre des ressources plastiques de l’architecture berbère.

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François Bonjean.
Extrait de : Au Maroc en roulotte. Hachette 1950
D'après un voyage effectué en 1946-1947

De Skoura à Ouarzazate, l’espace entre l’Atlas et le Sagho a beaucoup augmenté. On a une sensation d’immensité, et l’on s’enchante de la qualité de le lumière.
De ternes palmeraies reparaissent à gauche, puis en face. Voici un ksar, mais ce n’est pas encore la célèbre kasbah. J’attends celle-ci avec un peu de méfiance, prêt à la déception. Tel ne sera pas le cas. On a beau avoir encore dans l’oeil les tirremt de Skoura, quand elle apparaît au loin sur sa colline, une angoisse vous saisit. Le mur d’enceinte n’a pas l’air d’avoir été élevé pour en interdire l’accès, mais pour achever l’oeuvre, à la façon d’une sertissure. La masse patinée d’ocre des bâtiments semble un défi de Titan aux désert. Le donjon qui la surmonte est fait de deux tours juxtaposées.
Debout, sur l’une des terrasses, deux femmes aux robes chatoyantes font penser à ces princesses des contes arabes mises à l’abri des atteintes de la vulgarité dans un palais aux remparts d’or.

La kasbah de Taourirt de Ouarzazate est, en réalité un ksar, résidence déjà ancienne du khalifa du Glaoui, un membre de sa famille. Comme le note H. Terrasse, l’Ouarzazate, au point de vue architectural, forme transition entre le drâa des ksour et le Dadès des tirremt. Pas d’enceinte proprement dite; les hautes façades servent de rempart.

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Vue sur l'oued. Majorelle


Chatinières Paul Dr.
: Dans le Grand Atlas marocain. Extraits du carnet de route d’un Médecin d’assistance médical indigène 1912-1916. Édition Plon 1919
Une spécialité des Draoua : la construction en pisé

Les Draoua, que l’on trouvait à l’époque exilés dans beaucoup de régions du Maroc, s’étaient spécialisés dans le creusement des khettara, ces longs conduits souterrains qui, dans toutes les oasis et à Marrakech particulièrement, amènent l’eau du sous-sol à la surface par simple déclivité, fertilisant ainsi d’immenses contrées privées d’eau. On les recherchait partout pour leur art si spécial, fait de patience et de ténacité, travail de taupe, servi par l’instinct inné de l’hydrologue. Ils exerçaient, en outre, la profession de maçons ou plutôt de bâtisseurs de pisé.
Une équipe de Draoua était précisément en train d’élever de nouvelles constructions attenant à la kasbah de Taourirt. Tête et bras nus, sous le soleil ardent, vêtus d’une simple chemise flottante, ils tassaient, à grands coups de dames en bois, la terre rouge dans un moule. Ce moule, dressé au-dessus du mur en construction, était fermé de deux tables de bois verticales et parallèles dont l’écartement formait l’épaisseur même du mur.
Les Draoua travaillaient en chantant des mélopées sauvages, au rythme lent et scandé. Le chef d’équipe entonnait, les autres reprenaient le refrain et les dames s’abattaient en mesure donnant l’illusion d’un galop. Petit à petit, le rythme s’accélérait, les coups se précipitaient, c’était la charge; l’équipe soufflait, s’époumonnait en chantant de plus en plus rapidement. Le chef d’équipe terminait brusquement la complainte par un cri guttural, tandis que toutes les dames s’abattaient lourdement une dernière fois. Ils étaient tous las et en sueur; la terre suffisamment tassée dans le moule, ils enlevaient les tables et déplaçaient le moule pour continuer le mur et recommencer leur sarabande.

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Archives Daniel Rodier


Le carnaval de l’Achoûra à Taourirt

D’après le journal de voyage de Mme Jeanne Peltier-Grobleron, en date des 13 et 14 avril 1935.
Sur une placette de la kasbah, l’animation est grande, on sent un air de fête, c’est l’Achour. Les négrillons sont en nombre avec de beaux habits; une négrillonne, vêtue de calicot blanc a, sur la tête, une couronne en carton découpé, comme celle des enfants revenant de la distribution des prix.
D’autres enfants sautent par-dessus des petits tas de braises allumées. On entend partout des rires, tout le monde est joyeux.
Le lendemain, les gens affairés vont de tous côtés; les enfants courent partout, des fillettes se lancent de l’eau, gestes symbolique pour demander la pluie.
On fait cercle autour d’une scène bien curieuse : c’est probablement une réminiscence des Saturnales, cérémonies qui se perdent dans la nuit des temps, qui deviennent des plus bizarres et des plus incompréhensibles (1). Cette fête, suivant l’année linaire chez les Musulmans, se déplace chaque année. Primitivement les cérémonies étaient printanières, faites pour demander de l’eau, la fécondation, la prospérité; elles arrivent à se trouver maintenant hors de saison et alors leur vrai sens se perd.
La dite scène représente une sorte de carnaval épouvantable : un homme se fait barbouiller la figure de noir, puis on lui apporte la dépouille aplatie et desséchée d’une cigogne, et le train arrière d’un âne avec les pattes, le tout également desséché. Il met la cigogne sur sa tête; les ailes lui font une coiffure, il porte en bandoulière le morceau d’âne qui traîne en partie sur le sol. Pour compléter ce costume hétéroclite et répugnant, il se met au bas-ventre, comme attribut de la fécondité, un énorme tuyau de caoutchouc, simulant un phallus.
Ainsi accoutré, riant lui-même et provoquant le rire tout autour de lui, cet homme terrible va être enchaîné, tiré, frappé, promené, et montré partout et à tous. Il devrait finir sacrifié et succomber sous les coups meurtriers (2). Mais les mœurs sont changées : rien de barbare; les chaînes sont douces, les coups simulés. Il fait mine de résister, de se faire tirer : ce ne sont que des amusements.
Après avoir parcouru ainsi différents lieux de la kasbah, il est sacrifié pour rire, et se dépouille de cet horrible déguisement...
(1) Il est un fait que diverses fêtes musulmanes se sont appropriées des rites berbères préislamiques. Il n’est pas douteux que le carnaval, dont les différents types ont été étudiés par Laoust, vu par le témoin, n’appartienne au genre dit boukho ou akho; c’est-à-dire une sorte d’ogre. Laoust ne signale pas d’ailleurs de costume exactement analogue à celui en usage alors à Ouarzazate, qui était donc une variété spéciale de ce genre.
(2) Quant à l’akho, personnification d’un génie malfaisant, nul doute qu’on expulsait autrefois au loin l’individu à qui incombait le rôle peu plaisant de le représenter, ou qu’on déchiquetait son effigie, ou encore qu’on la brûlait solennellement dans un immense feu de joie (Laoust).

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1951. Photo aérienne, prise par un membre de l'escadrille Lorraine
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Séguia vers Taourirt, photo J. Belin Marrakech

 

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