La route du Tichka

Les voyageurs racontent la route du Tichka

Mis à jour : dimanche 17 juillet 2016 17:56
Route_Tichka_IGN_1954
Mauclair Camille : :
Les couleurs du Maroc.
Ed. Bernard Grasset 1933

Voyage effectué en 1932
C’est après soixante kilomètres, semblant longs à mon impatience, que l’auto a abordé le pied de l’immense muraille. Et presque aussitôt m’est apparu le caractère guerrier de ce pas avec la silhouette d’Aït Ourir, ses remparts d’argile rouge et son donjon carré aux créneaux blancs, la “tighremt” servant à la fois de magasin de vivres et de suprême réduit de défense : type encore minime mais déjà caractéristique de ces multiples fortifications dont les grands caïds ont muni tous les défilés contre les invasions sahariennes. J’ai passé deux oueds à gué, je me suis engagé dans des cluses parfois très étroites, où la route grise multipliait ses boucles et ses brusques tournants entre des précipices et les failles de roche couleur de sang, tantôt couronnées de forêts, tantôt terriblement nues. Sur un pic, au-dessus d’un vieux pont de pierre bâti jadis sur l’oued Rdat par des forçats chrétiens, une sinistre bâtisse aux murs aveugles, la kasbah d’Aghbalou, prison politique des pachas, est perdue là-haut sous l’écrasant azur où tournoient les aigles.
Enfin, après bien des détours, Zerekten dans un cirque admirable, un grand village chleuh, au confluent de trois rivières. Des étagements de bandes cultivées soutenues par de petits murs de pierres plates, de l’orge, du maïs, un peu de vignes, des noyers, des figuiers, présentent un respect riant et fécond, mais au-dessus, l’accumulation confuse des tanières rouges, des terrasses plates accolées au rez-de-chaussée des tanières supérieures, habitats de troglodytes, termitières humaines, et encore au-dessus du hameau chétif, écrasante, énorme, la tighremt quadrangulaire avec ses tours de guet et bastions impose sa puissance et sa protection. Mais les temps d’invasion semblent bien finis, le baroud s’est calmé, regretté secrètement peut-être par ce Chleuhs aux âmes insoumises, tireurs excellents, pour qui l’embuscade était une joie, mais le décor de guerre reste toujours.
A partir de Zerekten, de nouveau le serpentement à flanc de falaise dans la solitude hostile. Pourtant l’auto doit avertir presque sans relâche des créatures qui surgissent. Ce sont, haillonneux et superbes, les patients, les infatigables hommes du Sud, cheminant vers la fascinante place Djemaâ el Fna de Marrakech. Ils vont pieds nus sur le roc : ceux qui ont des babouches les portent suspendues à l’épaule, par économie. Ils marchent près de leurs ânes, de leurs mulets, de leurs chameaux qui, sur la route étroite pour nous laisser passer, semblent en équilibre sur quelques cailloux au bord extrême du précipice. Ils marchent pendant des jours et des nuits, se fixant des étapes d’un certain nombre de kilomètres, se réglant sur le soleil. Quand ils n’en peuvent plus, ils s’arrêtent, mangent une poignée de dattes sèches, une galette dure, boivent un peu d’eau de l’outre remplie de l’oued, et se couchent, pareil à des cadavres dans leurs linceuls poussiéreux. Puis ils se relèvent, et reprennent la marche sur leurs pieds de corne grise, du même pas élastique.
Par les crêtes et les vallons où se dénoue un ruban d’eau verte, par les hérissements de genévriers, par les alternatives d’ombre frigide et de soleil jaune, dans la désolation ou dans le contraste de riches vergers, j’atteins enfin la halte de Taddert, où m’attend, avec un fort honnête déjeuner, la surprise d’une guinguette, servante accorte, patron intelligent qui, après avoir été l’un des premiers défricheurs de cette route, s’y est adroitement installé au passage obligatoire du Nord au Sud. Des officiers, des mécaniciens, bavardent gaiement, me restituent une atmosphère française en ce coin de montagne marocaine où, déjà à quinze cents mètres d’altitude, l’air vif et lumineux excite la verve et l’appétit, tandis que quelques Berbères, assis au pied des beaux chênes examinent autos et camions avec curiosité. L’heure de repos est vite écoulée, il faut repartir à l’assaut du col du Tizi n’Tichka où l’aridité devient presque tragique; il n’y a plus même de terre. Rien que du roc rougeâtre et, dans le lit de ce qui peut s’appeler un oued, de grandes plaques de sel parmi les cailloux. S’il y eut là des forêts, la lente disparition de l’humus arraché par les orages les a tuées. Ce que j’aperçois encore de loin en loin sur les pentes, ce sont de maigres thuyas, des chênes verts roussis et convulsifs et puis rien que cette implacable rocaille où la route a été forcée à coups de dynamite. Ainsi, pour me rappeler l’oeuvre des hommes, ne trouvais-je à ce col du n’Tichka, au pied de granits couverts de neige, qu’un écriteau avec un nom et la mention de deux mille six cent mètres d’altitude. Quelques kilomètres encore, et sur le flanc d’un abîme, j’aperçois deux ou trois cabanes de pisé et de ciment. C’est le poste de Tadlest. Quelques soldats de la Légion étrangère, dont je reconnais les képis blancs, vivent en ermites dans cette redoutable solitude. Ils abaissent devant l’auto la chaîne qui barre la route, laquelle est à sens unique selon certaines heures. Sur les gourbis flotte au bout d’une perche un petit drapeau tricolore. Ici, vraiment, il émeut. je ne puis point ne pas songer à tout ce qu’il représente d’efforts, de persévérante volonté, de sacrifices, de génie organisateur : et je le suis des yeux autant que je le puis. Ce poste marquait naguère encore la limite de la zone d’insécurité. Plus loin commençait l’inconnu, le risque du guet-apens, de la torture, de la mort, ou tout au moins de la captivité sordide jusqu’à la lourde rançon. Mais la limite a été largement reculée par la progression silencieuse dont, en France, on ne sait rien que par quelques brefs échos des journaux. Le jeune sultan Mohamed, allant à telouet, est venu ici en auto pour la première fois il y a quelques mois, alors que depuis quarante années un sultan n’avait voulu ni pu franchir l’Atlas avec ses cavaliers et ses bêtes de trait. Depuis l’incroyable labeur de nos services, sous la protection de nos colonnes volantes, s’est tellement étendu que deux cents kilomètres me seront accessibles encore jusqu’au but que je me suis proposé.
Après Tadlest, je laisse de côté le chemin de Telouet et prend celui du Drâa. D’abord, c’est la forêt sauvage, puis le rocher est de nouveau maître, avec ses étranges stries violettes. La grande descente vers le sud est commencée, sinueuse, dangereuse, pendant des heures. De loin en loin quelques hameaux berbères, avec des arbres dont la verdure semble, en sa crudité, presque invraisemblable, un placage de vert véronaise pur sur du gris rose. Tout devient couleur de chair fanée. Les falaises donnent l’illusion de ruines colossales, avec des profils de palais orientaux. On n’y voit nulle issue, il semble que jamais on ne les franchira, et l’auto cherche longtemps une fissure qu’elle finit pourtant par trouver et où elle s’insinue comme un minuscule insecte noir et luisant. Encore des falaises et des oueds desséchés, et d’autres encore, et des rigoles miroitantes de sel de magnésie, et des kasbahs abandonnées, et d’autres où se sont nichés des hommes noirs travaillant le cuir “filali” qui est si recommandé et qu’ils porteront à Marrakech en allant acheter leur thé vert et leur sucre en pains. A Tasgedlt, avec son château démantelé, je songe à Charles de Foucauld.
Un grand mirage rose : Aït ben Haddou. Une colline rocheuse sous le ciel de feu, une apparition fantastique de tours crénelées, de bastions serrés les uns contre les autres, tantôt rouges, tantôt d’un blanc éclatant, tachetés de meurtrières noires, une vision analogue à celle de ces cités fortifiées que les primitifs italiens ou les enlumineurs persans juchent sur les pics sans perspectives dans leurs fresques et leurs images de légendes, d’où je ne vois sortir que quelques laboureurs du pays glaoua et deux jeunes lieutenants fumant leurs cigarettes avec autant d’aisance que sur le mail ombreux d’une garnison de province française.
Encore huit ou dix lieues et nous arriverons. A Tikkirt, je vois des femmes que la curiosité pousse à écarter un instant leurs voiles, et des bijoux scintillent autour de leurs visages enduits de fard. De nouveau l’étendue pierreuse et chaleureuse, tellement stérile et inexorablement morne, que l’angoisse apparaît : le vol noir d’un charognard semble presque une présence sympathique parce qu’elle est vivante et mouvante dans cette stagnation pétrée. Et enfin à l’horizon, une autre butte rose de granit se rapproche...



Jacques Felze : Au Maroc inconnu. Dans le Haut-Atlas et le Sud marocain.
Ed. Arthaud Grenoble 1935
Voyage effectué en 1934
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Progressivement porté au-dessus de la plaine, soulevé en vagues abruptes, comme la mer par une brusque houle, l’Atlas étonne sur cette terre d’Afrique du Nord où il impose des perspectives insolites, de solitudes qui ne sont pas celles que l’on attend, mais aussi des vertiges d’horizons infinis et ses ombres, ses blancheurs, toute la gamme de teintes de ses roches, de ses forêts, de ses torrents.
Marrakech-Ouarzazate, deux cent trente kilomètres et la chaîne franchie à 2200 mètres d’altitude. On aborde le versant nord un peu avant le jour où tout n’est encore que fraîcheur : l’obscurité qui tremble au bord de l’aube et la brume que troue le double jet des phares, puis les oliveraies, et, un peu plus haut, les bois de chênes où s’échevèlent les dernières vapeurs. Les vallées du Rdat et du Rsat s’ouvrent largement, étalant au regard tout ce que ce versant put offrir d’eau, d’ombre et de verdure.
A chaque tournant, des perspectives nouvelles s’organisent; après la vallée rouge, la vallée verte, la vallée grise, et toujours au bout de toutes ces vallées, le dôme du Bou Ourioul avec ses grandes plaques de neige éclairant d’une douce lumière les fonds argentés qu’il domine. Il faut doubler un grand nombre de cars ou de camions qui s’échelonnent sur la route, les croisements devant se faire au col à midi. Tous les moteurs donnent au maximum. Les sauvages vallées où s’égrainent des villages archaïques répètent l’une après l’autre, étonnées, cet écho désaccordé d’avec leurs clameurs habituelles. La route serpente, colle à la montagne, elle lui est soumise, mais triomphante ! Je regarde en bas les villages et leurs pistes, plus capricieuses, plus libres, plus sèches et plus pauvres. La route suppose la roue, la voiture, or ces pays, même dans les plaines, ne connaissent pas la voiture. Voici que la route, du jour au lendemain, se plaque sur eux sous sa forme la plus rigide, celle qu’impose la voiture mécanique. Aussi, plus qu’ailleurs, elle coupe le paysage. Paysage et route ne sont pas ici comme en Europe deux compagnons qui ont grandi et ses sont développés ensemble; ce sont deux adversaires, sans doute dignes l’un de l’autre et qui se respectent, se combattant à armes différentes mais égales. De leurs luttes naît un chant aux dissonances nombreuses, plein de nostalgie et de grandeur. Chant de la route humaine et moderne dans le vieux paysage de l’Afrique du Nord !
Sur la route, le chauffeur est maître; mais le passe-partout, le bon à tout faire, grâce à qui le maître règne, c’est le graisseur. Aide-mécanicien, gardien résigné et patient, parce que musulman, en cas de panne qui oblige le patron à rentrer par un autre véhicule, tractations s’il faut demander aide ou secours aux passants chleuhs, cette sympathique “crapule”, qui grouille autour des agences de la place Jemaa el Fna, prend sur la route, et bien mieux sur la piste, toute la valeur dont elle s’enorguellit. Mais cette valeur d’utilité se double parfois d’une valeur sentimentale. Si le graisseur, juché au faîte de la charge et ballotté par tous les cahots qui ne l’empêchent pas de dormir, donne au chauffeur le réconfort vague d’une présence amie et complice pendant les interminables étapes dans les bleds déserts, brûlés de soleil ou glacés par les vents qui tombent des sommets, il lui arrivait aussi de subir autrefois avec son patron l’attaque d’un djich; ils essuyaient les coups de feu ensemble. Si le chauffeur tombait, le graisseur était perdu.
Des cinq grandes voies qui font communiquer le Maroc avec les pays du Sud, la route de Ouarzazate, dite route du Tichka, est, avec celle du Ziz (Midelt - Ksar es Souk), celle qui a vu passer le plus de convois militaires. Plus que les autres, ces deux routes ont été pour bien des hommes les routes de l’aventure, il leur en est resté à toutes les deux un certain charme âpre, inquiétant qui se rajoute à leur décor et l’anime étrangement. Toutefois, si grand, si imposant que soit le paysage jusqu’au Tichka, il lui reste une douceur à laquelle on est sensible. Au milieu des pentes sauvages du haut Rdat, l’auberge de Taddert, avec son débit de tabacs, rassure. Sous les noyers aux feuilles tendres, les indigènes passent vêtus du gros khenif noir à œil rouge. Certains portent des charges de verdure où brillent des coquelicots. A gauche de la route l’assif bondit brillant et glacé.
Tichka_Nord

Bientôt on attaque la muraille du col par une suite de prodigieux lacets. A certains moments on a l’impression de s’élever verticalement sur le flanc de la montagne. Un à un les gradins sont franchis. Les moteurs ronflent tout rompre. Tous les deux tournants on retrouve la même silhouette devenue familière du Bou Ourioul, mais chaque fois les premiers plans se sont enfoncés un peu plus; un abîme s’ouvre à droite que l’on côtoie puis on atteint le Tizi n’Tichka. Déjà on a le pressentiment d’un changement de décor prochain. Mais ce n’est d’abord, devant soi, qu’un plateau limitant une vaste cuvette sur le revers méridional de laquelle s’enfonce une autre route, celle qui conduit à telouet, la kasbah fameuse du Glaoui. Une brume bleue envahit les fonds; des silhouettes inaccoutumées de montagnes s’y découpent vers l’Est.
L’arrêt d’Igherm n’Ougdal franchi, un petit poste militaire où des Sénégalais campés à plus de 2000 mètres apportent le rire enfantin des souks africains, contrôle le passage et nous descendons la vallée de l’Imini. Les hautes pentes reproduisent assez fidèlement les paysages du flanc nord, des ruisseaux courent sous des arbres verts et drus et animent de leurs murmures quelques villages. Mais bientôt on atteint le fond même de l’oued et on le suit pendant plus de trente kilomètres. Vallée triste, monotone, encadrée de sommets médiocres. Le cours d’eau se fait pauvre, les villages de plus en plus rares. J’éprouve de l’impatience à voir le car retardé dans sa marche par les innombrables tournants de la route accrochée à la falaise lorsque la vallée s’élargit, que la roche grisâtre, sale, s’enfonce sous une carapace rouge et jaune découpée suivant des profils nouveaux qui annoncent les gour du Sud, on ressent un véritable soulagement.
Le paysage pré-saharien est caractérisé dans la représentation visuelle des gens par l’image de la kelaâ. Plateau désertique, brûlé de soleil, sillonné de cassures profondes où s’éboulent d’énormes morceaux de sa carapace, la kelaâ est un des paysages les plus inhabituels à nos yeux d’occidentaux habitants d’une terre que l’eau, devenue l’auxiliaire de notre ingénieux labeur, a modelée, adoucie, fertilisée pour nos besoins, parée pour nos plus faciles joies. Chez nous, la montagne elle-même, austère et farouche, reste humaine, au moins par les symboles qu’elle évoque, car sa beauté supporte et enlève nos rêves, notre besoin de vaincre et de nous surpasser. La kelaâ, elle, n’est pas encore le désert, le grand désert, elle est trop près de la montagne ou des hauts plateaux; des oueds souvent habités, délimitent son domaine. Mais elle amorce et promet de désert dont elle a les rigueurs, l’aspect parfois même exagéré par son chaos âpre et dur. Affreux pays dont la beauté et l’attrait ne peuvent être qu’abstraits. Sur ses roches, ses surfaces nues, la lumière se disperse en spectres d’une pureté immatérielle. Le silence et cette aridité de la nature figée au bord de quelque cataclysme géologique, exaltent l’esprit, excitent l’imagination et la sensibilité chez ceux qui franchissent avec succès l’épreuve redoutable de la solitude. Il y a loin de cette emprise si puissante, dont les amoureux du désert subissent les effets extrêmes, à la curiosité béate du passant satisfait d’avoir vu ces terres inhumaines. Il faut aimer y vivre seul des jours, des semaines, des mois dans un décor simplifié, de pures couleurs étalées suivant des lignes, des plans infinis qui lentement tournent et se transforment avec les heures.
La kelaâ, épaulée au puissant Atlas, incline suivant une pente douce ses centaines de kilomètres carrés de plateau dénudé, sillonné d’étroites vallées où disparaissent quelques maigres villages, vers le sillon de l’Ouarzazate et du Dadès. L’étendue fauve qui rougeoie, s’ourle d’ombres sous les rayons obliques du soleil. Le fil blanc de la route devient ici émouvant par sa ténuité et le vide qui le laisse comme suspendu dans l’espace. On passe d’un ravin pierreux à un autre, et chaque fois que l’on est sur la surface du plateau le même paysage, à peine changé dans ses premiers plans de gour rougeâtres, se dessine à l’horizon : au de là de la kelaâ, le profil noir, violet, bleu, de l’Anti-Atlas, du Tiffernine et du Saghro, avec au pied, quelques traits d’or rouge, quelques touffes vertes : les villages fortifiés, les palmiers de la basse vallée. A gauche, l’Atlas et ses neiges paraissent déjà lointaines. Mais il semble que cette ligne sombre et si nette qui borde la kelaâ au Sud, on va l’atteindre bientôt. Le vent soulève de traînantes poussières; dans son souffle on sent l’ampleur, le rythme propre aux grands espaces libres. Avec la fatigue du voyage, devant cet immense champ vide, une torpeur vous envahit.
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Archives Daniel Rodier


Marcel Homet : Méditerranée, mer impériale. NRC 1937

Voyage effectué en décembre 1936

De Marrakech à Ouarzazate on emprunte une route terminée depuis peu. D’abord cinquante kilomètres en plaine. On ne les voit pas, car le départ s’effectue à cinq heures du matin, en pleine nuit. le moteur ronfle sourdement, seul le chauffeur à son volant et le “graisseur”, l’Arabe à tout faire qui domine sur le toit la pile de bagages, veillent. Chacun dans la voiture a fermé les yeux. Moi j’emplis mon regard de cette nuit merveilleuse dont rien encore n’annonce la fin et que l’approche de la haute barrière de quatre mille mètres rend maintenant plus obscure.

Voici cependant qu’en passant à côté d’un douar, j’entends chanter un coq. Puis deux, trois, quatre. Au loin, très en l’air, il me semble distinguer quelque chose qui pâlit. Une tache blafarde qui grandit vite, rosit, devient jaune. Des plaques noires s’en détachent qui passent au violet. Des rouges sombres apparaissent et éclatent soudain en une pourpre étincelante. Le rose vif a pâli, il est blanc. Tout soudain c’est l’Atlas qui se dresse devant nous, écrasant, pendant qu’à petits tours de roues, nous commençons la montée qui va nous mener jusqu’au col du Tichka à deux mille deux cent mètres d’altitude.
C’est une route, ceci ? Un sentier de chèvres ? on ne sait. Cela monte et descend le long de vertigineux précipices. parfois, au tournant on n’aperçoit plus rien. C’est le vide complet. Le chauffeur ralentit. On tourne en épingle et, devant soi reprend encore le blanc ruban longeant l’abîme. Nous montons toujours. L’air devient vif. Dans un crissement, nos roues foulent la neige qui recouvre le chemin et sans nous y attendre, nous jaillissons d’un seul coup en plein ciel. C’est le Tichka.
On descend. Derrière nous, au loin, c’est avec le versant méditerranéen, toute la civilisation antique que nous quittons. Devant, s’estompant dans la buée du désert, c’est le Sahara, le Soudan, l’Afrique enfin telle que la rêvent les affamés de solitude.
Voici la descente où les lacets paraissent encore plus impressionnants. Puis c’est la Kelaa, sorte de haut plateau tourmenté que le père de Foucauld a jadis visité sous son déguisement de juif (1).
Enfin Ouarzazate, poste du désert, gardien du Sud, dominant de son bordj imposant les maigres sinuosités de l’oued Ouarzazate dont le confluent avec le Dadès formera un peu plus au sud, le fameux oued Drâa aux somptueuses oasis.
La région est à peine pacifiée. On ne circule qu’en “sécurité”, c’est-à-dire que des troupes sont déplacées pour assurer la sécurité des voyageurs. Ceux-ci sont encore rares, car les hôtels sont presque inexistants.
Ce pays du Sud a pour moi un autre charme que celui du tourisme. Passé l’Atlas tout vain bruit s’éteint ! Ici la “politique” n’a pas de place. Sur le Drâa, dans l'Ouarzazate, sur les confins on travaille, on peine, on souffre et l’on pense encore aux morts dont les derniers sacrifices datent d’à peine quelques mois...

(1) L’auteur se trompe, Charles de Foucauld n’était pas encore entré dans les ordres.


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Sacha
L'auberge de Sacha à Toufliat
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2011. L'auberge transformée en centre de villégiature

Barrère-Affre Marie : Balcon sur le désert. Ed. Bonne Presse 1950
En sortant de la ville, un vol matinal d’ibis blancs passa, les ailes ouvertes et les pattes pendantes. Un petit Chleuh aux pieds poussiéreux, portant sur son dos toute sa fortune dans un chiffon noué aux quatre coins, salua les voyageurs de sa main levée sans se douter qu’ils allaient emporter son salut vers son pays.
Puis ce fut la banalité de la route facile entre des bleds cultivés ou non. Il y eut de l’eau, de l’herbe et des arbres. On franchit un oued sur un beau pont et des oliveraies étalèrent leurs verdures doublées d’argent pâle. Le soleil montait, la route aussi. peu à peu le paysage perdait son aspect civilisé. L’âpre roche émergeait de la terre; des arbrisseaux calcinés de chaleur, dévorés de vent, prirent des poses tragiques le long des pentes escarpées. Dans un tournant apparut le premier village chleuh, bien caractéristique avec ses maisons de terre battue, ses terrasses d’où débordait la frange sèche des branches qui en constituaient les charpentes sommaires, ses balcons couverts ayant pour piliers des troncs de palmiers non équarris.
Presque aussitôt commença la montée des Aït Barka, offrant mille paysages changeants, ayant chacun son charme propre, son âme prenante, sa particulière tonalité. En opposition avec les sommets bleuâtres au-dessus desquels le ciel vibrait, les premiers contreforts furent tantôt fauves, tantôt chargés d’arbres magnifiques, tantôt enfin divisés en petits jardins-terrasses cultivés où l’orge, les navets, le gingembre et les courges recevaient l’eau légère de ruisselets savamment distribués. La rampe devint plus rapide et les jardinets montagnards se raréfièrent tandis qu’en bas, dans la vallée qui se creusait et s’approfondissait brusquement, l’oued disparaissait par moments sous la retombée des lauriers-roses.
Les villages se multiplièrent, accrochés aux vallonnements, aux pentes; les petites maisons de terre semblaient se bousculer pour sauter les unes par-dessus les autres. Pour les peindre, il aurait fallu à l’artiste prendre tour à tour les ocres les plus rouges, les sépias les plus brunes, les terre de Sienne les plus ardentes, les grisailles les plus suavement transparentes. Il aurait fallu trouver un bleu violacé pour les violentes ombres des seuils et des fenêtres, des porches et des auvents. Il aurait fallu nuancer d’orange certains murs trop exposés à la lumière, et cerner d’or vif tel toit plat, telle tour carrée, telle sombre silhouette de femme immobile rêvant sur sa terrasse.
Cependant, en face des voyageurs silencieux qui poursuivaient chacun des pensées différentes, l’Atlas immobile érigeait ses sommets que chaque heures illuminait de touches de plus en plus vives. Avant d’en arriver à l’or mat d’à présent, ils avaient vu le pâle azur d’abord mêlé de gris, puis de vert mourant, puis d’une pointe de carmin. Progressivement, tandis que les creux semblaient s’approfondir parce que les ombres devenaient plus veloutées et plus précises, progressivement les reliefs s’éclairaient de tous les reflets des nacres océanes. Des pics s’inondaient de pourpre, des ravines roulaient des torrents mauves. Sur une pente tellement proche du ciel que leurs couleurs étaient confondues, une mince lame de neige scintilla; quelques petits nuages qui s’étaient attardés à se gonfler de vapeur dans des vallées insoupçonnées se mirent à grimper aux flancs des montagnes et, blancs d’abord à mesure qu’ils montaient, ils devenaient rose comme l’aile de l’Amour...
... L’auberge des Noyers de Taddert, au cœur d’un bouquet de ces beaux arbres à qui elle doit son nom, s’élève dans un coin enchanteur de la montagne. Il semble qu’en sa faveur l’Atlas se départisse un peu de sa sévérité. C’est une halte fraîche parmi les eaux vives : un oued coule, vert jade, au-dessous de la terrasse fleurie, parmi les cailloux d’un gris métallique; et les bouquets merveilleux des lauriers-roses élèvent éperdument vers le voyageur leurs rameaux touffus, épanouis avec une prodigalité incroyable.
Le repas fut rapide. Un convoi militaire stoppé sur la route déversait dans l’auberge ses soldats affamés, et toutes les salles étaient envahies. Sous-officiers et simples pioupious exultaient : enfin ils avaient quitté Ouarzazate, remplacés dans quelques jours par une autre unité !... Ce n’était pas trop tôt !... Et sur les lèvres on entendait vibrer des phrases qui stigmatisaient durement la garnison d’outre-Atlas : Sale bled !... Four crématoire !... Paradis des cailloux !... etc.
La route reprise, midi dorait le paysage, et sa lumière incessante, écrasante, créait des reflets, jetait des couleurs, creusait des ombres violacées, emplissait de son or magique la solitude hautaine de l’Atlas. Bientôt les verdures se raréfièrent. A droite, au delà d’un vertigineux abîme, sur la paroi abrupte, des cascades lancèrent leurs fils d’argent notablement rapetissés par la distance : seul sourire de vie dans ces étendues de plus en plus mornes. Enfin la piste tourna une dernière fois sur elle-même, comme un serpent qui prend son élan; puis rigide, tendu, il fila entre deux profondeurs effarantes. La voiture passa dans une rafale, dominant sur cette étroite corniche balayée par le vent incessant les deux versants de la montagne. Alors à droite et à gauche les pentes se relevèrent brusquement, lançant d’un seul coup vers les hauteurs les parois d’un immense couloir de pierre. Le col du Tizi n’Tichka venait d’être franchi...


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Tichka. La route de Telouet
Source : extrait du roman de Barrère-Affre : Terres farouches. Ed. Bonne Presse 1932
B._Affre_couvM. Darsène et les deux jeunes gens s’étaient engagés sur la route étroite et périlleuse qui monte vers Taddert et qui, épousant les flancs des grandes montagnes, décrit à chaque instant des virages brusques au-dessus de précipices de plus en plus vertigineux.
Ils arrivèrent en vue de Zerekten, situé au fond d’un de ces abîmes et dressant parmi les arbres les tours carrées de sa kasbah. Là, jadis, de Foucauld avait vécu quelque temps dans une des maisonnettes de terre battue que l’on apercevait au fond de la gorge. Le colon rappela à ses compagnons ce pieux souvenir, et ils s’arrêtèrent un moment, rêveurs, devant ce grand paysage sévère.
- Au temps où je faisais mon service aux goums, dit Olivier, j’ai bien connu le cheikh de Zerekten : j’ai envie d’aller le voir et de tâcher d’obtenir soit des renseignements, soit un mot de recommandation pour ses collègues montagnards, qui peuvent nous être d’un grand secours dans notre entreprise.
- Voilà une bonne idée, mais il n’y a pas de chemin pour descendre dans la gorge, avec la voiture tout au moins, dit M. Darsène. D’autre part, je ne peux l’abandonner sur cette route étroite : si quelque voiture militaire descend, le croisement, ici, sera impossible.`
- Il faut nous séparer, répondit l’ancien goumier; vous, vous continuerez jusqu’à une petite cantine qui se trouve à Taddert, où vous nous attendrez.
L’avis du jeune homme fut jugé sage et M. Darsène regarda un moment ses compagnons descendre à travers les rochers...
... M. Darsène avait remis sa voiture en marche et continuait à gravir cette route étroite et tordue comme un serpent, découvrant à chaque virage des horizons nouveaux, et apercevant quelquefois en d’immenses échappées la plaine immense, balayée par les pinceaux blonds du soleil. Dans un creux boisé, une maison forestière était nichée. Du linge séchait sur une corde; des poules picoraient ça et là... la montagne devenait ici moins sauvage; mais au prochain tournant toute trace de civilisation disparaissait de nouveau, et les entassements de rochers montaient à l’assaut des cimes.
Taddert, au bord d’un oued, apparut dans un nid de verdure : des noyers géants, aux troncs énormes, ombrageaient la cantine annoncée par Olivier. M. Darsène trouva là un accueil cordial : la petite auberge était tenue par un Français. Sur la terrasse, d’où l’on dominait un paysage élargi par le vaste lit du torrent, le colon put goûter un repos que ne troublait aucun bruit. Parfois, le jacassement d’une pie éclatait dans les hautes ramures; le grognement d’un petit sanglier apprivoisé lui répondait. Puis le silence retombait, profond, versant avec lui le grand recueillement, la paix sereine de la montagne...

Un convoi de troupes passa, redescendant d’Ouarzazate; les soldats s’arrêtèrent “Aux Noyers” pour casser la croûte. A ce moment, la terrasse devint bruyante et animée; le patron de l’auberge ajouta des tables; on entendit une main experte battre une omelette, et le sanglier, pris de peur, alla se cacher derrière un tas de vieilles caisses inutilisées.
Les heures passèrent. Les soldats repartirent. La paix envahit de nouveau le décor. M. Darsène songea que ses compagnons n’allaient pas tarder à le rejoindre et s’occupa de faire le plein d’essence à sa voiture. Comme il achevait cette opération, trois mules apparurent au détour de la route : elles amenaient les deux jeunes gens, et la troisième portait un grand Chleuh au burnous sombre, qui avait mission de ramener au cheikh de Zerekten les animaux complaisamment prêtés.
... Ils repartirent sans attendre davantage, car il leur restait encore un long ruban de route à parcourir, et ce n’était pas le moindre périlleux ainsi qu’ils purent s’en convaincre sans tarder. La rampe s’accentuait rapidement; des abîmes se creusaient à droite et à gauche de la voie de plus en plus étroite : on avançait sur des crêtes aiguës, où le vent passait d’un vol large sous l’immensité d’un ciel pur. L’air vif gonflait les poitrines des trois hommes; un léger vertige les prenait quelquefois aux tournants, surtout quand ils apercevaient au dessous d’eux les “à-pics” formidables, les pentes plongeant dans des brumes compactes, et le lacet gris de la route où ils étaient passés quelques minutes plus tôt, le lacet tordu, aminci, serpentant parmi les roches dénudées !
Ils trouvèrent la neige au col du Tizi n’Tichka, à deux mille cent mètres d’altitude. Ici le vent vif sévissait. Mais après le col, la route commençait à redescendre, et les vallons du Haut-Atlas, déserts, grandioses, se déroulèrent aux yeux éblouis des voyageurs. Ils arrivèrent avant la nuit au poste militaire de Tadlest, qui est chargé de la police de la route. Celle-ci était d’ailleurs barrée par des chaînes. Il fallut s’arrêter, expliquer le but du voyage et montrer les autorisations indispensables pour pouvoir poursuivre plus avant.
B._Affre_Tadlest

La nuit approchant, le sous-officier qui commandait le poste proposa aux trois voyageurs de passer la nuit sous une tente, et ils acceptèrent, car ils étaient écrasés de fatigue : les aboiements tout proches des chacals ne réussirent pas à troubler leur sommeil.
S’étant renseignés sur la route à suivre, ils reprirent dès le lever du jour leur aventureuse randonnée. La Whippet s’était bien reposée, elle aussi, et “ronflait”... Une piste étroite, caillouteuse, s’amorçait à gauche et sinuait au milieu d’une véritable forêt de genévriers. Elle allait descendant vers des vallées sauvages où pas un être humain n’apparaissait. Les lits des torrents barraient fréquemment cette piste ravinée où M. Darsène avançait avec précaution, pilotant de main de maître la pauvre Whippet, forcée de ralentir.
Tandis qu’au Tichka l’on planait au dessus des cimes aiguës, ici, on se sentait au contraire littéralement écrasé par l’élévation des sommets où l’aurore étendait ses gazes roses, et chaque tournant de la piste découvrait des gorges plus resserrées encore, plus farouches.
On rencontra bientôt des montagnards poussant devant eux de petits ânes chargés de charbon. Ils passaient avec une apparente indifférence, drapés dans les burnous de poils de chèvre qui les enveloppaient de la tête au pieds. Mais dès qu’ils avaient dépassé la voiture, ils se retournaient rapidement, suivant d’un regard étonné et sauvage cette auto qu’ils ne connaissaient pas. Ce n’était ni la Ford du contrôleur ni une voiture de l’armée. Que venaient faire dans ces parages ces “nasranis” étrangers ?
On croisa aussi quelques Juifs aux haillons minables. Le peuple d’Israël ne manque pas dans ces régions, et, méprisé des indigènes, réussit néanmoins à s’y faire tolérer, car c’est lui qui détient tout le commerce de la montagne. C’est par lui que pénètrent en terres dissidentes le thé, le sucre, les cotonnades que l’on n’oserait pas aller chercher soi-même aux souks protégés par les contrôles militaires. C’est lui qui prête de l’argent aux cheikhs, voire aux fellahs; c’est lui qui, peu à peu, à force d’accaparer, a réussi à posséder plusieurs villages aux maisonnettes de terre, dans lesquels il calfeutre ses tares physiques, sa misère apparente, ses haillons sales et ses mœurs sordides. Les Juifs saluaient très bas l’auto et les voyageurs : gestes serviles, courbettes obséquieuses, avec le long des figures cireuses, où larmoyaient presque toujours des yeux chassieux, les longues papillotes rituelles, couleur de chanvre ou d’étoupe.
Enfin, la vallée que l’on suivait s’étant brusquement élargie, un vaste village apparut qui semblait faire corps à corps avec la montagne tellement il en avait la même fauve couleur. De ce village jaillissaient deux casbahs aux tours carrées, entourées d’une enceinte formidable, et dominant de leur masse imposante la pente rapide où s’accrochaient les maisons entassées : c’était Telouet, poste avancé, perdu au fond de cette vallée d’Atlas dans la plus tragique solitude.
Deux mokhaznis à cheval, leur Martini (1) chargé en travers de la selle, remontaient lentement vers un groupe de maisons européennes assez éloignées du village où, au-dessus d’une, flottait un drapeau tricolore. Il y avait là quatre maisons, bâties de pierres et de chaux, couvertes de tôle, précédées d’une petite véranda d’où l’on apercevait le village, les kasbahs, la haute montagne fauve creusée de ravins bleus. Dans l’une, habitait le lieutenant chef de poste. Dans l’autre, un civil, commis aux affaires indigènes. La troisième abritait les archives, l’école, le Bureau proprement dit : c’était le bâtiment officiel. Dans la quatrième se trouvaient des chambres d’hôtes, destinées aux personnalités de passage, et dans lesquelles plus d’un peintre, plus d’une poète, plus d’un ami de la farouche montagne, ont quelque fois trouvé un abri...
(1) fusil de guerre d’origine italienne
Revue_Atlas_1930
Fait divers dans le Tichka
Source : Roman L’Appel du Sud, par Berger Vincent, illustrations de Jean Delaye
Editions Interpresse Casablanca 1936

... A son retour dans la villa, François Farret eut la force de ne rien dire, pour mieux surprendre Madeleine. Et la vie recommença, mais il n’apprit rien : les femmes gardent mieux leur propre secret que celui des autres.
Quelques semaines après l’ingénieur dût monter de nouveau surveiller ses travaux de mine. Son associé, Francisco Gomez, voulut l’accompagner. Au dernier moment, Farret rongé de jalousie, proposa à Madeleine de l’emmener. Contrairement à son attente, elle accepta sans difficulté.
Le voyage fut agréable. De longtemps, la jeune femme ne s’était montrée si gaie. Elle s’intéressait aux machines, aux travailleurs, à leurs femmes et s’amusaient avec leur moutchachous.
Gomez aussi paraissait satisfait des résultats obtenus. Puis on pris le chemin du retour. Farret se mit au volant. Madeleine lui avait dit : - Si tu permets, je vais monter derrière, pour tenir compagnie à Don Francisco.
Il remontait le Tichka, comme en hiver sous la rafale de neige. Mais cette fois-ci, le printemps éclatait dans le frémissement des prairies et dans le rire des cascades. Le col lui-même cachait sa rudesse sous les genêts fleuris.
En descendant l’Aguedal, Farret se rappela son calvaire de l’hiver précédent. Il reconnut la place des cadavres gelés. C’est un peu plus loin qu’il était tombé lui-même, abandonnant tout espoir de vivre, et que sans Bonjean, il serait mort très certainement. Bouleversé par ce souvenir, il ralentit l’allure, voulant montrer à Madeleine l’endroit où sa pensée suprême d’agonisant était allée vers elle.
Mais au lieu de tourner la tête, il se figea face en avant et devint subitement très pâle, en retenant un cri dans sa gorge. L’auto fit une embardée terrible. Sur la banquette arrière, sa femme et Francisco Gomez, amoureusement serrés l’un contre l’autre, s’étaient brusquement séparés. Sous la violence du coup de volant, une angoisse les saisit : Ferret les aurait-il vus ? Mais comment les aurait-il ?
D’ailleurs, le conducteur les rassurait lui-même : Excusez-moi, je viens d’avoir un vertige. Maintenant c’est passé.
Ils avaient révisé...
L’auto descendait les lacets impressionnants du Tichka. Cette partie de la route est remarquablement tracée. Pour enjamber l’Atlas, elle s’appuie, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sur une arête vertigineuse de schistes noirs dressés comme un tranchant de hache entre deux abîmes.
Ces dix kilomètres de descente sont réputés difficile; mais Farret en connaissait tous les virages pour les avoir pris tant de fois. Ce jour-là cependant, il allait plus vite que d’habitude, beaucoup plus vite. Il conduisait les yeux fixes et les mâchoires serrées, dans une inconscience d’halluciné.
Dès le versant Nord, du reste, une pluie fine s’était mise à tomber, qui rendait la chaussée glissante. Un tournant brusque fit sursauter Madeleine :
- Doucement, je t’en prie, cria-t-elle.
Un rire de fou lui répondit. Et l’accélérateur bloqué à fond projeta la voiture en avant.
- Arrêtez-vous, dit brutalement Gomez.
- Trop tard, mon cher ami, trop tard, répondit Farret ironique. La vie nous emporte tous les trois, la mort aussi. Puis il rit de nouveau :
- Ah, ah, on en voit de belles dans un rétroviseur.
- Le rétroviseur, répéta l’Espagnol atterré.
Madeleine eut une plante de bête traquée.
- Pitié François, pitié.
- As-tu eu pitié toi-même ?
Gomez s’était levé pour sauter sur le siège avant et bloquer les freins, mais l’auto débouchait en trombe sur la lame aiguë de l’arête bordée de précipices. Farret hésita une fraction de seconde : A droite, à gauche ? A gauche ! c’est plus profond...
La voiture bondit dans le vide et vint retomber sur un thuya qu’elle écrasa de sa masse. Les branches avaient arrêté son élan. Elle resta quelque temps en équilibre au-dessus de l’abîme. Un espoir insensé envahit le cœur de Madeleine et celui de son amant. Puis, lentement, lentement, la voiture bascula de nouveau dans la pente, roula sur elle même, glissa sur le toit, sauta sur le capot, retomba sur les roues dans une dégringolade accélérée; et vint s’écraser, trois cent mètres plus bas, au milieu d’une avalanche de terre, de brindilles, de cailloux, de rochers, qu’elle entraînait avec elle.
Dans ces accidents, il se passe parfois des choses singulières. Le premier choc sur l’arbre avait arraché l’une des portières avant et précipité Ferret sur le sol. Il se releva sérieusement étourdi, mais sans aucune blessure, avec seulement quelques contusions, et vit dans la vallée sa voiture effondrée d’où s’échappait une fumée noire.
- Qu’est-ce que j’ai fait ? songea-t-il.
Au risque de se rompre le cou, il courut en roulant dans les éboulis jusqu’au fond du ravin. Peut-être Madeleine vivait-elle encore ?
Il s’accrochait à cette pensée comme un désespéré. L’auto gisait sur le côté, les vitres brisées, les tôles aplaties. Des flammes s’échappaient du capot. Un râle montait de l’intérieur. Farret cria : C’est toi Madeleine ? - Non, dit la voix, regardez Madeleine...
Dans la voiture même, au milieu des éclats de verre, des bagages éventrés, des coussins arrachés, la jeune femme était étendue sur le dos, la face en arrière. Un filet de sang coulait de ses narines déjà pincées. Les yeux regardaient fixement vers le ciel. Craintivement, il s’approcha pour lui toucher la joue. La joue refroidissait déjà : Morte dit-il sourdement.
La voix qui râlait dans la voiture écrasée, répondit tout bas, comme un songe : Morte !
La fumée commençait à gagner l’intérieur.
- Oh comme je souffre, reprit la voix.
- Ah tu souffres, ricana Farret. Tu souffres ? Chacun son tour. Il faut payer maintenant.
- Pardon !
- Pardon ? C’est trop facile. Écoute, Francisco Gomez, il y a une chose que tu dois me dire à cette minute : Madeleine a bien été ta maîtresse, n’est-ce pas ? Tu m’entends, ta maîtresse ?
Un sanglot lui répondit où se concentrait une douleur humaine. L’incendie se développait rapidement. Déjà les flammes attaquaient le toit de la voiture : Au secours cria Francisco...
Un des pneus prit feu, puis éclata dans une fumée très noire. Farret regardait, hébété. Puis tout d’un coup, comme s’il se réveillait d’un cauchemar atroce, il sauta sur les débris brûlants de l’auto, s’acharna sur la portière qu’il finit par ouvrir, et dans un tourbillon d’étincelles arracha le corps de sa femme dont les cheveux commençaient à roussir.
Ayant tiré le cadavre à l’écart, Farret courut de nouveau vers l’épave mais arriva trop tard. A l’intérieur les coussins flambaient; il étaient humainement impossible d’y pénétrer. La voix n’était plus qu’un râle. Elle s’arrêta brusquement dans un grand cri qui le transperça comme une épée en pleine poitrine.
Et l’on entendit plus que le grésillement de l’incendie, l’effondrement de la carcasse rougie à blanc, et l’explosion finale du réservoir d’essence, qui projeta les derniers débris de la six cylindres au fond du ravin désert de l’Atlas.
Le lendemain paraissait l’entrefilet suivant dans la chronique locale du “Petit Marocain” :
Une voiture conduite par M. F., l’Ingénieur des Mines bien connu, a dérapé dans un virage de la descente du Tichka et s’est écrasé dans un précipice. Mme F., qui accompagnait son mari, ainsi qu’un de leurs amis, ont été tués sur le coup. Quand au conducteur, la commotion a été telle, que l’on craint sérieusement pour sa raison.
L’accident est certainement dû à cette manie singulière, que nous avons déjà signalée, de répandre de la terre sur la route, ce qui la transforme en patinoire par temps de pluie. Il est inadmissible que l’Administration des Travaux Publics, qui par ailleurs compte à son actif des réalisations remarquables..."
Tichka_1955


 

La route du Tichka, route à sensations

Source : Scènes et types de l’Afrique du Nord par Théophile-Jean Delaye. Les grandes éditions françaises 1936
Que ceux qui recherchent les sensations éprouvées au côtoiement constant du danger, montent au Tizi n’Tichka en car, c’est-à-dire sur une voiture qui tient tout l’espace de la voie. Ils nous diront ce qui les a le plus impressionné de la vue d’en haut sur les cimes ou de celle d’en bas vers les précipices.
Au col, entre deux haies de kerkours érigés par la superstition des caravaniers déposant chacun sa pierre en offrande aux génies gardiens du passage, nous atteignons le point culminant de la route. De là, sous un ciel tendu de jaune d’or d’une extrémité à l’autre de l’horizon, la vue plonge sur les versants ocrés et les grandes étendues sahariennes nimbées de diffuse clarté. 

Lafite_Tichka