La redoute, le poste...

1938-1940, une vie de légionnaire suisse à Ouarzazate

Mis à jour : vendredi 27 novembre 2015 08:20

Arrivés à Marrakech, on attendit pendant 36 heures le départ pour notre escadron qui se trouvait à Ouarzazate. Depuis Marrakech nous étions en car, des forêts de chênes verts s'étendaient de chaque côté de la route. On arriva bientôt à Taddert. Le car fit un arrêt pour le ravitaillement : sur la gauche de la route, il y avait une petite auberge, c'est-à-dire une sorte de comptoir où on trouvait de tout, même un coin pour passer la nuit. Les plus fortunés y firent irruption pour se rincer le gosier.
La pluie nous surprit dès notre départ, une pluie fine et froide et soudain la visibilité devint quasi nulle. Nous étions en plein dans des nuages gris. Au Tizi n'Tichka, une véritable tourmente de neige et de pluie s'abattit sur nous, heureusement que nous avions nos manteaux de cavalerie. Un peu plus bas le soleil fit son apparition, nous descendions sur Agouim avec ses kasbahs et ses petits douars. On arriva bientôt à Amerzgane, plus nous approchions de notre but, plus la chaleur était dense. A Tiffoultout, un barrière obstruait la route qui était gardée par trois sentinelles. Un sous-off s'approcha, vérifia les papiers de chacun, fit un salut et la barrière se leva pour nous laisser le passage. Le car roula pendant vingt minutes et nous déposa à Ouarzazate. Ici nous étions en T.O.M. (territoire occupé militairement). Des képis blancs nous accueillirent, mais tout de suite on sentit une petite hésitation parmi les vieux légionnaires du 4e R.E.I. ; ils attendaient des fantassins et on leur expédiait des cavaliers !
On eut juste le temps de se rassembler en rangs par quatre avant d'être présenté au colonel Farine. Un adjudant fit l'appel, l'effectif était au complet. Seize furent nommés, dont je faisais partie, pour la motorisée. Les autres remontèrent dans le car qui devait les conduite à Boulmane du Dadès où était stationné le 1er REC.
Deux par deux, portant nos bagages sous un soleil déjà haut et chaud pour un début de printemps, on se tapa une marche de trous quarts d'heure, trajet en zigzag sur des pistes à travers des oueds desséchés. Enfin on fit notre entrée au 5ème Escadron Motorisée où le chef d'escadron, le capitaine Guibert, nous interrogea pour savoir le motif de notre affectation et notre degré d'instruction dans la mécanique. Je fus affecté au 4ème peloton. En fait, j'étais là à cause d'une fracture de la clavicule et un genou raide à la suite d'une chute spectaculaire de cheval.
Le lendemain on passa au magasin d'habillement ; je touchai deux paires de chaussures, des treillis bleus, un casque de motorisé, deux bidons, une gandoura et un chèche. Je fus nommé tireur dans les blindés Penhard, véritables tombeaux vivants.

 

Frederic_Stern

 

Notre quartier était très retiré sur un plateau qui dominait toute la vallée du Dadès sur l'oued Draa ; il n'y avait que deux entrées et était clôturé de hauts murs de bengali (terre malaxée et mélangée à de la chaux, le tout arrosé de flotte ; puis la mixture était pétrie avec les pieds dans un grand trou, pelletée dans des moules de bois et ça donnait un genre de briques d'aggloméré qui étaient alignées et séchées au soleil). On m'affecta à ce travail, il y avait 12 moules à la fois ; l'opération se poursuivit pendant des jours et des jours, sous le regard amusé des trois aviateurs affectés en permanence à l'escadron : un sergent pilote, un caporal observateur et un 2ème classe chargé de l'entretien des avions du casernement. Car il y avait toujours prêts à décoller deux appareils Potez, biplans biplaces vert foncé : appareils de reconnaissance servant à la rigueur au transport de blessés graves. L'escadron possédait vingt voitures blindées, trois sahariennes, quatre camions, un camion-citerne à eau, un camion-citerne à essence et un camion à remorque-atelier.

 

Toutes les pièces et murs intérieurs des baraques du quartier étaient décorées et portaient des citations. Chaque jour, en se glissant dans son lit de fer ou en levant son verre de vin rouge au foyer, le légionnaire avait sous les yeux des slogans tels que : Vous autres légionnaires, vous êtes faits pour mourir et l'on vous envoie où l'on meurt, Legio, Patria Nostra ou encore Dans le silence du désert, c'est bien la tombe qu'il te fallait.
Tous les matins le réveil se faisait à 6 heures. Torse nu, en cuissettes (1), nous faisions notre culture physique et un peu de course pour les plus lourdauds. L'emploi du temps n'était pas monotone : nous avions parfois des cours d'école de conduite, d'autres fois des tirs à la mitrailleuse sur les blindés ou encore des patrouilles de reconnaissance de quatre blindés qui étaient envoyées 150 kilomètres à la ronde.
Au mois de mai, trois pelotons avec quinze blindés, un camion-citerne essence et un camion dépannage-atelier furent alertés et partirent pour une tournée de plusieurs semaines dans la vallée du Draa, Zagora, Foum Zguid et Tazenakht. Chacun de nous avait comme provisions viande, soit des poulets, soit des quartiers d'agneaux, provisions que l'on pouvait échanger avec les indigènes afin de varier le menu. La piste n'était que bosses, nids de poules et était tellement poussiéreuse qu'il était impossible de distinguer la voiture de devant. Notre allure s'en ressentit : 30 km à l'heure, parfois 20 et le plus souvent on roulait au pas.

De retour sur Ouarzazate, avant d'attaquer le col de Tizi-n-Bachkoun, on reçu l'ordre de rouler les volets fermés car le coin était, paraît-il infesté de pillards. La région se prêtait bien à une attaque. On roula tout d'abord dans une gorge étroite, sur une piste en zigzag, à pic d'un ravin, puis on grimpa vers le sommet du col qui se situait à 2000 m d'altitude. Le temps devint brumeux ; une fois engagé, il était impossible de faire marche arrière et nous étions une cible facile. Seul le tireur avait la tête qui dépassait le blindage et il nous décrivait le paysage. Nous étions tous tendus, prêts à faire le coup de feu mais nos seuls ennemis furent des éléments naturels : pluie, vent et boue rendirent le trajet périlleux. A midi on arrivé à Amerzgane où l'on cassa la croute à l'ombre des blindés. C'est à la fin de l'après-midi que notre détachement de blindés fit son entrée au cantonnement de Ouarzazate.
… Taourirt possédait la plus grande et la plus belle kasbah de la région. J'y avais découvert une petite indigène avec qui je passais des moments très agréables deux fois par semaine lorsque je n'étais pas de garde. Cependant au bout de trois semaines, je me rendis compte que ma solde serait nettement insuffisante pour subvenir à tous les caprices de ma mousmée et encore moins à ceux de sa famille !

Fin août 1938, quelques hommes de l'escadron tombèrent malades : typhus (2). Par ordre du service de santé, il fut décidé que tous les hommes seraient vaccinés, rasés de haut en bas puis badigeonnés au pinceau avec une mixture jaune. Tous les vêtements, linges de corps, etc. devaient être ébouillantés dans une grande chaudière. Le jour de l'exécution de l'ordre, le coiffeur attrapa des ampoules aux mains !
Cependant la maladie faisait des ravages, surtout parmi les indigènes. Je me portait volontaire pour faire le ramassage des corps. Chaque matin, avec une équipe, nous faisions une tournée avec une charrette à deux roues attelées d'une brêle (3), parfois de deux. Nous suivions la rive droite du Draa jusqu'à son affluent, ramassant ici un indigène mort, recroquevillé sur lui-même , plus loin une fillette presque nue et agonisante. Nous traversions pour trouver sur la rive gauche d'autres indigènes morts. De retour au cantonnement et sur ordre du service d'hygiène, il fallait creuser une tranchée, balancer les corps dans la fosse et les recouvrir avec de la chaux vive. Cette épidémie de typhus provenait de l'eau des oueds qui n'avait pas été renouvelée car cela faisait huit ans qu'il n'avait pas plu dans la région d'après ce que racontaient les vieux. Notre corvée de ramassage dura huit jours. Après chaque expédition, il fallait passer à la désinfection et au nettoyage des gants de caoutchouc. Malgré toutes nos précautions, il y eut trois morts dans notre escadron et bien plus à la 4ème compagnie du 4e R.E.I. ; plusieurs hommes durent être évacués dont le médecin-chef de l'hôpital et plusieurs infirmiers.
Fin septembre 1938, il y eut énormément de cas de scorbut, pourtant le jardin produisait pas mal de légumes frais, mais la véritable cause selon les toubibs provenait de la pollution de l'eau et comme on arrosait les légumes avec... Je vis mes compagnons qui perdaient à tout bout de champ leurs dents et se badigeonnaient aussitôt leurs gencives au bleu de méthylène, ce que je fis pour la prévention, tant pis pour l'esthétique lorsqu'on ouvrait la bouche.
Cependant, si j'échappai au scorbut, ce fut le typhus qui me terrassa. On me transporta à l'infirmerie avec une forte fièvre ; pendant huit jours ma température oscilla entre 40 et 41 degrés. Puis le neuvième jour la fièvre tomba à 39. Un matin, au moment du thermomètre, j'entendis des jurons de mon voisin, un du 4ème R.E.I., il venait de perdre quatre de ses dents alors que les autres étaient noires presque déchaussées. Ce n'est que le dix-huitième jour qu'on me déclara sauvé, mais moi aussi mes dents se déchaussaient, mes cheveux tombaient par poignées et je dus me raser le crâne pour éviter le pire.
En octobre 1938, l'escadron reçut une nouvelle saharienne et trois voitures Juva 4 et six Prima 4, fabriquées par Renault et spécialement conçues pour le bled et le désert, ainsi que deux motos side-cars.

Août 1939. Des bruits concernant une guerre éventuelle contre l'Allemagne parvinrent jusqu'à Ouarzazate. Les exercices militaires se multiplièrent, les marches d'alerte contre avions devinrent plus fréquentes de même que les tournées de surveillance, déplacements de troupes, mutations et transferts. Cela devenait exténuant.
Au cours d'un déplacement à Taourirt, j'eus l'occasion de me rendre compte dans quelle misère vivaient les indigènes de la région. Pour les gens habitant certains quartiers, un gourbi devait représenter une maison de riches. Leurs baraques étaient construites avec cartons et des journaux, beaucoup vivaient dans de vieux bidons éventrés. Les enfants, quasiment nus ou en haillons, vivaient de mendicité, parfois de vol. A peine sortis de notre cantonnement, nous étions assaillis par une nuée de mioches qui quémandaient. A ce groupe, se joignaient beaucoup de jeunes filles, très jolies sous leur crasse, en haillon également. Elles étaient à peine formées et vendaient leur pucelage pour un douro. La plupart de ces gamines se prostituaient pour faire vivre leur famille. Elles avaient l'air de trouver ça normal car, depuis leur plus tendre enfance, elles savaient que tel serait leur destin. Ces jeunes filles se donnaient pour une boite de sardines ou de thon, pour quelques cigarettes ou un morceau de savon, la misère, la faim les poussant à se prostituer. Certains ont essayé d'en sortir une du lot, ils ont alors eu toute la famille sur le dos à entretenir, jusqu'aux cousins éloignés. C'était sans espoir...
Au cours d'une virée dans la kasbah, je rencontrai toute une famille de prostituées, la mère et ses trois filles. Ces filles étaient promises à des marchands et afin de ne pas devenir des cahabas (prostituées), donc déshonorées en perdant leur pucelage et comme il fallait tout de même manger en attendant le jour du mariage, elles se laisser sodomiser.
Les maladies vénériennes étaient monnaies courante courante ; malgré les mises en garde et les sanctions, il y avait chaque semaine une longue file de légionnaires en colonnes par deux qui se présentaient à l'infirmerie. La plupart des cas ne concernaient ni la chaude pisse ni la blennorragie, mais le chancre car les jeunes prostituées étaient serrées et de plus rasées ; le poil repoussant était dur d'où échauffement et écorchures, avec la chaleur qui n'arrangeait rien. Me rendant à l'infirmerie, j'eus l'occasion de voir des gars, le membre tout enflé et couleur aubergine ; d'autre dont le gland était complètement absent avec, à la place, une plaie sanguinolente et baveuse : syphilis, chancres mou, dur ou rongeur, tels étaient les diagnostics du toubib qui n'avait pas toujours la tâche facile.
… La corvée d'eau se faisait avec le camion-citerne. Il fallait aller jusqu'à l'oued Draa, en bas de Taourirt. La flotte était aspirée par une pompe munie d'un gros filtre. Il fallait deux voyages pour remplir le grand réservoir qui se trouvait dans le quartier. Pour que l'eau arrive au robinet et aux douches, c'était toute une installation : trois fûts d'une contenance de 200 litres chacun étaient disposés sur trois niveaux différents au sommet d'un échafaudage à 4 mètres au-dessus du réservoir. De cette manière, la flotte poussée par gravitation coulait dans les tuyaux et arrivait parfois à destination, car souvent tout pouvait être bouché par des têtards, sangsues et autres bestioles qui avaient réussi à s'infiltrer, malgré les filtres et la désinfection au chlore ou à la Javel.
A la fin de l'automne le temps devint frais et humide ; le brouillard attirant les moustiques, il devint impossible de dormir sans moustiquaire. Malheur à celui qui avait oublié de la dérouler ou qui n' avait pas vérifié si elle n'avait aucun accroc, car le matin ce n'était plus la tête normale d'un homme qui apparaissait mais une trogne enflée, tordue, difforme, boursouflée de boutons de piqures.
Le 15 février 1940, je fus affecté à Tata.
Source : Le bourlingueur, par Marius Lottaz. Editions d'en bas, Lausanne 1983
(1) short
(2) cette épidémie, restée dans l'histoire de Ouarzazate, toucha toute le Territoire
(3) mulet, vient de mot berbère : bghale, qui signifie la même chose.