Colonnes de pacification

La bravoure des femmes Aït Atta

Mis à jour : jeudi 25 août 2011 12:31

Du 13 février au 25 mars 1933, le jebel Sagho, dans le sud marocain, fut le théâtre de l’une des plus sanglantes et meurtrières guerres coloniales. Connus sous le nom de Bou Gafer, ces combats scellèrent la bravoure et la combativité des hommes et surtout des femmes de la grande tribu des Aït Atta. La résistance fut d'une telle force que la seule issue possible fut le blocus qui dura quarante deux jours et sans lequel il aurait été impossible de mettre fin à cette résistance renforcée par l’inviolabilité de la forteresse naturelle et l’acharnement des femmes berbères dans cette confrontation inégale.
L’on tentera à travers certains témoignages oculaires de capter les moments les plus forts de cette épopée que d’aucuns tentent d’appréhender dans toute sa dimension, car ce fut l’un des épisodes historiques qui força l’admiration et le respect des observateurs et des militaires. Il n’est certainement pas inutile de rappeler que la pénétration coloniale s’est traduite par des alliances entre différentes tribus et entre les composantes villageoises elles-mêmes afin de faire face à cette nouvelle donne et convenir d’une perspective commune tant que l’avancée des nouvelles forces franco-glaoui étaient en marche.
En 1920, le Glaoui fut officiellement chargé par l’autorité militaire française d’entreprendre une “harka” dans les territoires du sud-est marocain dont la situation restera précaire, malgré cette intervention, et où continueront à s’activer des foyers de résistance. Dès 1927, la situation empira, les Glaoua eurent à faire face à une situation permanente de crise dans le Todgha, événements corroborés par plusieurs documents coloniaux.
El Glaoui avait noué des intelligences dans cette région notamment par le biais du “notable” Hadj ou Khihi qui, aussitôt élu avec sa complicité, cheikh l'aam de la confédération des Aït Atta, fut assassiné. Depuis, les Aït Atta voisins de la région du Draâ étaient officiellement en dissidence ouverte. Dans la région de Todgha, le tiers seulement de la population restait fidèle au khalifa du glaoui, Saïd ou Tifount, installé à Tinerhir.
La dissidence du Todgha était fomentée par les tribus environnantes : Aït Tseghrouchen, Aït Moghrad, Aït Haddidou et Aït Isha. Le chérif Zemmouri y prêchait la guerre sainte et les Aït Atta ne cessaient de harceler les troupes makhzen dans la région du Tafilalet.
Déjà en 1930, le chef des Aït Atta, Assu ou Baslam, répliqua à une pressante demande des autorités militaires françaises par cette boutade : “Celui qui a écrit cette lettre qu’il vienne ici chercher la réponse”. La ligne Dadès-Todgha, qui était la principale artère, n'était assurée que par la fraction des Aït Buwkniffen sous la conduite de Moh Dach qui “était à la solde de si Hammou” de Telouet. Le khalifa du Glaoui dans le Haut Dadès n'arrivait pas à asseoir convenablement son autorité. Un rapport précise que sur les : “476 familles que comptent les Aït Seddrat du Haut-Dadès, 96 seulement obéissent au khalifa glaoua de Toudgha”.
Une partie des Aït Mraou des Imgoun, sous la conduite de l’Amghar Ichou n-out'Atta, refusait de reconnaître l'autorité du Caïd Si Hammou. Les fractions des Imeghrane, soumises en 1924 lors d'une autre harka glaoui, étaient encore toutes frémissantes. Le rapport concluait que : “Les Glaoua paraissent avoir mal en mains ces tribus. Le calme qui règne actuellement dans la vallée du Dadès est donc trompeur”.
Dans cet ordre d'idées, une autre lettre datée du 12 mars 1928 indique que : “La domination des Glaoua sur la région du Todgha, du Dadès et du Draâ est précaire”.
L'agitation que connaissait la région du Todgha, hostile par atavisme au Glaoui, trouvait ses raisons d'être, selon les autorités françaises, dans la carence du front sud et dans la mauvaise organisation du commandement glaoua. Un rapport souligne que : “Les harkas glaoua ne sont évidemment plus ce qu'elles étaient en 1920. Leur capacité combative a fortement diminué. Les dissidents, par contre, sont mieux armés et mieux entraînés”.
Dans les multiples poursuites contre les combattants Aït Atta, les troupes makhzen furent attirées dans le jebel Sagho où elles commencèrent à subir de lourdes pertes. Dans une autre lettre du 24 janvier 1933 adressée à ses parents, Bournazel écrit : “Je suis rentré hier d’une poursuite de djich qui m’a tenu éloigné du Tafilalet pendant plusieurs jours, me faisant évoluer dans une région étrangement chaotique où mon infanterie a terriblement peiné”. Bien sûr, il s’agissait du jebel Sagho et des offensives que les Aït Atta organisaient contre la pénétration coloniale et les tribus alliées au Glaoui sachant leur hostilité pour ce dernier. Les Aït Atta, en effet, organisaient des incursions contre les colonnes makhzen et aussi contre les tribus soumises et s’activaient dans de sérieuses escarmouches. Leur persévérance était sans limite. Ils la confirmeront par la suite dans cette confrontation héroïque et inégale, celle de Bou Gafer.
Henri Bordeaux affirme : “Aucune campagne coloniale, dans aucun pays, n’avait dû briser une telle résistance de l’homme et du terrain. Il fallait donc recourir à d’autres moyens pour réduire cet ennemi acharné dans son formidable bastion : le bombarder sans répit, jour et nuit; lui enlever les points d’eau; le resserrer dans son réduit et le contraindre à y demeurer avec son bétail mort, avec ses cadavres…”.
La bataille s’annonça et se précisa davantage par une série d’embuscades et de djiouch meurtriers. Le 6 décembre 1932, un camion de ravitaillement fut brûlé par les résistants près de Mellal. Ils renouvelèrent, selon Spillmann, l’exploit le lendemain. Ce dernier note que “…de nombreuses tours de garde sont construites de Nkob à Tarhbalt et la circulation a fait l’objet d’une réglementation sévère”. La mort du capitaine Melmoux, chef du bureau des affaires indigènes d’Erfoud, blessé lors d’une poursuite et l’attaque “menée par plus de trois cents guerriers bien armés, et sans la prompte intervention des partisans Aït Slillo, Aït Ouzzine et Aït Messaoud, notre détachement risquait fort de ne pouvoir se dégager ”. Le 20 janvier 1933, cinq spahis sont massacrés à Mellal du côté de Tarhbalt.
L’étau se resserre. La stratégie adoptée fixe les priorités suivantes : la sécurisation des communications entre les confins et Marrakech en passant par le Ferkla, le Todgha et le Dadès, priorité réalisée dès la fin de février 1932 par la “pacification” de la vallée du Dadès et de Tinerhir, de concert avec les harkas du Glaoui (le commandement de la région de Marrakech, sous les ordres du général Catroux, occupa le Todgha et ouvrit une piste entre Bou Denib et Marrakech); l’organisation des opérations contre les tribus du Haut Atlas préparées dès 1932 et enfin, le “pacification” du Draâ.
Toutefois, les multiples incursions venues du Sagho finirent par obliger le commandement à préparer l’attaque contre le massif et à remettre à plus tard les opérations du Haut Atlas. La date de début des opérations fut donc fixée au 13 février 1933.
C’est dans cet état d’esprit que les Aït Atta s’apprêtèrent à affronter les troupes coloniales. D’ailleurs, ils ont tout fait pour que cet affrontement ait lieu et, nous semble-t-il, le plus rapidement possible autant leur activisme était notoire. Ceci est d’autant vrai qu’ils étaient partis avec leurs enfants, leurs femmes et leurs troupeaux pour défendre leur terre. La connaissance parfaite du terrain était déjà une arme redoutable à leur avantage. Il offrait le refuge, l’embuscade et les pierres. Encore une fois, dans une lettre adressée à son ancien chef le général Heusch, Bournazel écrit : “On s’attend à une résistance d’autant plus farouche que le terrain s’y prête admirablement”. Et Spillmann de surenchérir : “Tout fait présager en définitive une résistance d’autant plus forte que le caractère montagneux du pays facilite grandement la défense et empêche le déploiement de forces assaillantes imposantes. L’ennemi révéla une opiniâtreté et un courage dans la résistance qui dépassèrent ce que nous avions pu imaginer après nos rencontres avec d'autres tribus rebelles”. Toutes les tentatives furent repoussées.
L’assaut du 28 février fut suivi par le médecin-major Vial qui souligne : “…où la jumelle ne découvre que l’œil et le fusil, ils tirent sans relâche, à coup sûr, le moukkala (fusil) bien posé, et les nôtres sont fauchés. Ils sentent qu’ils ont en face d’eux les tribus les plus guerrières du Maroc”.
De son côté, H. Bordeaux écrit que : “L’attaque n’a pu parvenir à son objectif. La résistance s’avère acharnée et disciplinée. Elle décèle un chef et une longue organisation”. Et Spillmann d’ajouter : “Dans le Sagho, ils ont cependant opposé à nos troupes, très supérieures en nombre, en armement et en organisation, une résistance désespérée, magnifique, qui a forcé notre admiration. Plusieurs assauts furent lancés contre cette forteresse naturelle, venant de l’Est et de l’Ouest. Ils furent tous repoussés de façon sanglante. Nous y perdîmes quatre officiers tués du côté des troupes de Marrakech et six officiers tués du côté des troupes des Confins algéro-marocains, dont hélas ! mon ami le capitaine de Lespinasse de Bournazel, héros légendaire du Maroc”.
Et H. Bordeaux de conclure : “Mais la résistance est si acharnée que le général Huré, qui commande les troupes du Maroc, décide de prendre le commandement général à Bou-Malem (Boumalne-Dadès) et de joindre l’effort du général Giraud à celui du général Catroux afin de ramener l'ennemi au Bou Gafer et de l'y attaquer ”De toutes les guerres connues, la femme n’a jamais joué un rôle aussi prééminent et admirable qu’aux combats du Bou Gafer. Elle assure les arrières, prépare les vivres et les munitions, cherche l’eau dans des sources découvertes, soutien et vivifie la flamme de combattre et de résister, prodigue des remontrances aux hésitants et peureux, encourage par les youyous stridents que les échos des montagnes amplifient. On n’entend que “outat, outat, ta’dalm tiyti…”. Les témoignages sont éloquents et forcent l’admiration pour ces femmes combattantes, admirables et hardies qui ne jurent que par la victoire ou la mort. Vial, le médecin français, note qu’ils sont : “… tous résolus à défendre piton par piton cette forteresse imprenable, tous farouchement décidés, les femmes surtout, à mourir ou à faire échec à nos harkas…”.
Et de continuer : “Leurs femmes veillent à rassembler les isolés, distribuent les munitions, prennent la place des mourants et font rouler sur les assaillants d’énormes pierres qui sèment la mort jusqu’au fond de l’oued. 2000 fusils (nombre exagéré) aux mains d’excellents tireurs, et avec eux des femmes plus enragées qu’eux-mêmes dans la volonté de la lutte, prêtes à faire le coup de feu à la place des morts”.
Bien sûr la seule issue possible fut le blocus. Après quarante deux jours d’enfer, la soumission par les abords de certaines fractions Aït Atta, le manque d’eau et de vivres, le cheptel affolé, manifestant de tous côtés, décimé, la soumission ne s’est faite, malgré tout, que par la négociation. Du côté makhzen, elle fut dirigée par les généraux les plus chevronnés et les plus aguerris de la France d’alors, disposant d’un “fort état-major et d’une armée de 83.000 hommes sur-armés”. L’artillerie martela jour et nuit cette citadelle qui fit aussi l’objet d’un déluge de feu de la terre et du ciel. Les mitrailleuses étaient braquées sur les points d’eau. Rien à faire, malgré le nombre de femmes tuées, les autres y venaient chercher l’eau et défiaient, pour ainsi dire, une mort certaine.
Quarante deux… un chiffre fatidique, H. Bordeaux écrit à ce sujet : “Quarante deux jours de bombardement diurne et nocturne, venu du ciel et de la terre… de privations, de manque de sommeil, de manque d’eau. Quarante deux jours, outre les deux grands assauts qui ont échoué, de grignotage partiel où peu à peu nos troupes occupaient un promontoire, un versant, un épaulement, resserraient l’étreinte, où les veilleurs de jour et de nuit ne quittaient pas leurs armes, remplacés par des femmes s’ils défaillaient. Quarante deux jours enfin passés avec un bétail affolé et hurlant à la mort, avec des cadavres décomposés, dans l’impossibilité d’abreuver tous ces animaux épouvantés”.
Après la dernière entrevue avec les militaires, Assu ou Baslam, et c’est là la noblesse dans toute sa dimension “fut blâmé par les femmes qui voulaient tenir jusqu’à la mort”. Il accepta avec une patience socratique les diatribes effrénées de ces femmes guerrières dont la poésie amazigh (timnatin des Aït Atta) garde encore, comme dans une glacière salvatrice, toute la fraîcheur et la substance. Elles n’ont pas pu admettre cette soumission qu’elles n’ont pas hésité à qualifier de lâche, vile devant quiconque souillant le terroir sacré de leurs ancêtres. Elles ne purent cacher leur désarroi, leur amertume à la limite du dégoût dans la hantise de ce qu’il leur reste à vivre malgré toutes les concessions exigées.
Les conditions préalables furent toutes acceptées. Que faire ? Le général Huré ne put que colmater les brèches d’un voisin récalcitrant et de dire que dans les causes perdues, la meilleure alternative est de céder dans l’honneur sauvegardé. La grande tribu des Aït Atta s’auto-administra ensuite en dehors du commandement glaoui et selon son azerf (droit coutumier), ses femmes n’assistèrent pas aux festivités officielles.
Devant cette forteresse de la mort… de la liberté…dont la flamme fut tenue par des femmes imperturbables… des femmes qui préféraient tenir jusqu’à une mort meilleure que la soumission… La femme restera pour l’éternité celle qui a tenu le flambeau dans cette compétition de l’honneur, de la résistance dans cette admirable épopée et sans elle, le Bou Gafer serait restait une vulgaire guerre coloniale où le dernier mot serait revenu à la performance des armes. Le Bou Gafer marquera pour l’éternité la mémoire tatouée par les femmes Aït Atta.
Source : d’après un texte de Mohamed El Manouar