Colonnes de pacification

Bournazel à Rissani

Mis à jour : mercredi 25 novembre 2015 17:05
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Rissani, bureau du Chef de Cercle

1932. Bournazel, "Gouverneur du Tafilalet"

Source : Le Maroc héroïque par le Dr. Jean Vial. Ed. Hachette 1938
C’est probablement dans ce livre que l’on trouve la description la plus détaillée de la création de la ville moderne de Rissani avec sa célèbre kasbah, où se trouvait le bureau des Affaires Indigènes du Tafilalet.
Après les combats de Mcissi en janvier 1932, la question du Tafilalet est réglée. Le 18 janvier, plus de 10 000 familles déposent les armes devant le général Huré, commandant supérieur, et leur foule bigarrée, hommes blancs, femmes bleues, juives rouges, assemblée derrière les monceaux d’armes, sous les tours ébréchées de Rissani, forme dans la lumière du Sud le plus beau spectacle qui soit.
La prise du Tafilalet eut un retentissement énorme au Maroc et dans le monde. Ceci peut s’expliquer par la conception remarquable de cette opération et la rapidité de sa réalisation, et par le fait que la France ramène au Makhzen l’oasis sacrée, le berceau de la dynastie alaouite. Ce prestige moral se doubla d’un grand bienfait économique : la protection du plus grand marché du Sud.
Avec la revue des troupes victorieuses, le mardi 26 janvier, commence pour le Tafilalet une ère nouvelle. En hâte, les tribus dispersées accourent à l’appel du général Giraud, fait à l’occasion grand-officier de la Légion d’honneur. Bientôt, face à la population indigène très impressionnée par l’ensemble des troupes, partisans, goumiers, légionnaires, tirailleurs sénégalais et marocains défilent dans le lit ensablé du Ziz devant le Résident général Lucien Saint et les généraux Huré et Giraud. La cavalerie vient ensuite, escadrons de Légion et de spahis algériens au galop de charge, automitrailleuses et tanks dans la chanson puissante de leurs moteurs, et clou du défilé, la Compagnie Saharienne de la Saoura, au trot majestueux, discipliné, silencieux de ses méharis.
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Source : Koumia
Une diffa pantagruélique rassemble officiers et chefs indigènes sous les tentes caïdales, remarquablement organisée par Bournazel, qui vient d’être nommé chef du nouveau bureau de Rissani, “gouverneur du Tafilalet” comme il se plaît à le dire. En ce jour, un seigneur reçoit sous les remparts de son futur château, provoquant déjà l’admiration des indigènes. Très vite il a constitué son équipe, obtenant tout ce qu’il désire du commandement : un lieutenant adjoint, un interprète et un “toubib” vont lier leur sort au sien. Et la belle vie commence, la vie active, créatrice, utile à tout instant; la vie faite, au cours des jours, de l’orgueil de représenter la France, au milieu de 120 villages, eux qui n’ont pas ensemble 120 ans ! La vie faite de l’ivresse de créer, de réformer, de construire avec ce mot d’ordre admirable d’un chef : “Voyez grand... Faites du définitif.”
La joie de soulager, de guérir, de protéger, d’organiser; et, quand ils sont las du défilé des travailleurs, des plaignants, des miséreux et des consultants, sauter sur un cheval et poursuivre en chantant un djich aventureux. Revenir délicieusement lassés et pleins de la lumière étincelante des pays du soleil, pour goûter une autre ivresse, une autre vie dans la nuit saharienne, fraîche et reposante.
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Source : Koumia

La création et l’oeuvre d’un bureau politique indigène
Il s’agit d’abord de “faire de la sécurité”, assurant celle des membres de la mission en même temps que celle des tribus soumises. A la lisière Ouest de la palmeraie, des postes sont en construction, à Ouled Saïdane, à Dolla el Atrouss, à Megta Sfa; un groupe franc, une compagnie de tirailleurs sénégalais, un goum s’y abriteront. Deux autres postes, à Taguerrount et Mcissi, assurent une sécurité lointaine. Des pistes stratégiques les relient, tracées et “encaillassées” par les sapeurs-pionniers du Génie et de la Légion; d’autres seront faites par Bournazel lui-même, expert dans l’art de lever des “prestataires”, ceux qu’il appelait ironiquement les “travailleurs enthousiastes et bénévoles”.
Enfin le maître de Rissani a directement sous ses ordres 80 mokhaznis; ce sont ses Branès (1) de 1925, fidèles à son souvenir; et venus spontanément se remettre sous ses ordres. En cas d’alerte ou de poursuite, leur nombre est grossi par les habitants eux-mêmes, formant une fezza de 400 partisans entraînés au tir et aux longues marches, et commandés par deux caïds.
En Afrique, disait Bugeaud, il est plus difficile de conserver que de conquérir”, d’où la nécessité d’établir rapidement une administration heureuse, rendant une bonne justice, créant l’ordre et le bien-être : il faut s’imposer, devenir indispensable. Il faut encore s’installer pour durer, construire pour les défenseurs du Makhzen un abri digne de lui : “N’est pas le plus fort celui n’a pas la plus belle maison.”
(1) tribu du Rif

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Archives Pierre Bonardi


Faire renaître la palmeraie
Malgré l’urgence des travaux de sécurité et de construction, Bournazel ne pouvait oublier la mission principale d’un officier des A.I., “faire de la vie...”. N’était-il pas permis au milieu de ces terres incultes, de ces palmiers malades du bayoud et dont personne ne s’occupait plus, le long des oueds et des séguias desséchées par l’effondrement des barrages, n’était-il pas permis de faire un rêve immense et d’évoquer la splendeur passée de la belle oasis ? Pourquoi ne pas retrouver les richesses qu’avaient chassées l’insécurité et le pillage ? Pourquoi l’ombre des palmiers reverdis ne s’étendrait-elle pas sur d’immenses champs de céréales, sur des jardins arrosés et entretenus, sur des vergers chargés de promesses ?
“Dans nos causeries du soir, écrit l’un des officiers de Rissani, nous poursuivions cette chimère. Roulés dans nos burnous, face au ciel étincelant et profond où la nuit n’est jamais complète, nous poétisions ce “refuge idyllique aux cent mille palmiers” et chantions par avance son renouveau...”
“Certes la tâche était d’importance et la vie d’un homme n’y aurait pas suffit. Mais, cependant, en quelques mois, les séguias furent refaites, les barrages reconstruits sur le Ziz et le Rhéris, de nouveaux puits furent forés et des norias déversèrent à larges godets l’eau féconde. Un soir, la “baraka” de Dieu ne vint-elle pas avec, pour la première fois depuis quinze ans, une crue du Ziz atteignant le Tafilalet et, débordant par l’oued Ifli, battre les murs de notre kasbah. Cette eau sale, bouillonnante, qui transportait des troncs de palmiers et de tamaris entiers; cette eau qui, en une heure, remplit la coulée de sable immense, ce fut un fleuve d’or sous le soleil saharien, qui fleuve d’or qui déferlait du Grand Atlas au pays de la misère...

Avec la sécurité, timidement, renaquit la confiance; le cultivateur sema parce qu’il espérait récolter son orge et son blé. L’exode saisonnier des Filala était partiellement enrayé...
Le souk ancestral d’Abou Am, où régnaient le vol, le pillage et les rixes, reconquit peu à peu de son ancienne importance, en liaison, trois fois par semaines par la route du Ziz, avec Fès et Meknès. Son attraction continue aussi à s’exercer sur la dissidence : les gens du Regg et du Drâa, non encore soumis, savent qu’ils peuvent loyalement faire du commerce au Tafilalet, emprunter les moyens de transport, consulter le “toubib” français, venir prier dans les zaouias et qu’il ne seront pas autrement inquiétés. Les premiers touristes européens vinrent encore accroître les échanges, et, le tombeau des Sultans alaouites ayant été relevé de ses ruines et restauré à la zaouia de Moulay Ali Chérif, les pèlerins indigènes retrouvèrent le chemin de leurs anciennes dévotions.
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Archives Pierre Bonardi

Bournazel, maître d’oeuvre
En pays marocain, construire avec la main d’oeuvre indigène, c’est être ingénieur, entrepreneur et ouvrier de toutes spécialités; c’est faire les plans et les devis, le tracé des fondations, organiser les équipes, acheter les matériaux, payer les salaires, tenir sa comptabilité.
Pendant de longues semaines, au temps des grands vents de sable, écrit le même officier, nous avons respiré la poussière des démolitions, buté dans les gravats, tiré des cordeaux. Rissani était alors un immense chantier, où grouillaient, pressés par les mokhaznis, les artisans menuisiers, charpentiers, les manœuvres fournis par les prestations en nature et les prisonniers, les caravanes d’ânes et d’enfants transportant la terre, l’eau, les cailloux, la pierre à plâtre, la chaux, les troncs de palmiers.
Ici la charpenterie où s’ébauchent les plafonds, la menuiserie où règne le vieux Driss, aveugle mais habile. Là, les fours à chaux et la fabrique de tabia où dansent des forcenés pour pétrir la terre argileuse, l’eau et la paille. Partout des murs qui s’élèvent aux chants alternés des dameurs : “Iallah ! Iallah !”. Tout le monde crie, s’interpelle et chante dans le fracas des démolitions et des terrassements. Et le soleil de mars est déjà bien chaud !
Alors, quand tous ces démons du bruit ont pris la fuite en piaillant, la brise fraîche du soir, fidèlement, vient balayer les dernières fumées que le crépuscule teinte en violet. Après la douche et le dîner, on est de nouveau lucides, on peut faire le point. Allongés sur des nattes humides qui sentent agréablement la paille pourrie, on prépare les travaux du lendemain.
Le lendemain, c’est de nouveau le bruit, la fumée, la course des ânes, le cliquetis des prisonniers dansant avec leurs fers aux pieds, le chant des travailleurs. Voilà, en vérité, ce que nous avons connu pendant de longues semaines, au temps des grands vents de sable...
Parallèlement se développèrent le commerce et l’industrie locale. Des tuiles vernissées vertes, des zellijs, des poteries furent commandées au petit village de Moulay Abdallah Dekak où cette industrie se mourait. Des maçons, des menuisiers, des charpentiers travaillèrent pour le Makhzen. Des manœuvres furent employés en grand nombre par le Génie.
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Archives Pierre Bonardi

La création de la première infirmerie indigène du Tafilalet
Malgré le peu de temps que Bournazel resta en poste à Rissani avant de retourner barouder, sa part ne fut pas moindre dans le développement de la médecine indigène au Tafilalet. Ses prêts d’argent, de matériel, de prisonniers, ses conseils judicieux, firent plus pour l’autorité et la réussite du médecin que tous les capitaux engagés. Ainsi s’éleva en six mois une confortable infirmerie avec salle d’opérations, pharmacie, laboratoire et pavillons d’isolement; ainsi furent créés un centre d’épouillage et une “goutte de lait” où l’on distribuait également des vêtements, des pains de sucre et du thé; ainsi furent vaccinés 23 500 personnes en trois mois, toutes difficultés étant aplanies par le chef du Bureau.
Dans son livre La conquête pacifique du Maroc, le professeur Cruchet insiste sur l’appui que représentait le médecin dans la politique d’apprivoisement des indigènes. Il était agréable à un médecin d’apporter la preuve de cette entraide bilatérale et de rendre la politesse et un juste hommage à ses camarades, officiers des A.I.
Le fonctionnement simultané de tous ces rouages exigea une surveillance de tous les instants. Il fallait aux hommes une résistance physique énorme et des ressources morales inépuisables. L’un des plus grands mérites de Bournazel fut d’avoir maintenu son équipe dans le plaisir et la reconnaissance du travail bien fait. “Les sports, les chevauchées, les sorties festives dans les postes voisins, le bar, la musique, les réceptions parfois féeriques où la kasbah s’embrasait, le soir dans les palmiers, tout concourait à nous faire travailler dans la joie...
Nota. Bournazel resta à peine un an en poste à Rissani...
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1937, cinq ans plus tard
Aujourd’hui, lorsqu’on franchit les orgueilleuses tours d’entrée de cette “citadelle imprenable” (1), prise et restaurée, l’oeil flatté détaille, dans une symphonie blanche et rouge, disposées sur deux terrasses latérales, d’élégantes arcades donnant accès aux maisons et aux bureaux. Au fond, la blanche koubba où Belgacem n’Gadi rendait la justice, simulacre qui ne trompait personne, mais dont les arrêts étaient terribles : ainsi celui qui condamna le saint marabout Sidi Ali, attaché à la gueule d’une bombarde, à périr volatilisé par un boulet devant un grand peuple de dévots. Plus loin encore, vestiges des temps héroïques, la maison de Belgacem où les touristes contemplent, à travers les trous d’obus respectés, les mosaïques, les motifs d’architecture et les plafonds peints. Ils contemplent aussi la mosquée restaurée, première demeure de l’équipe et devenue digne de l’histoire depuis que, le long de son mur, s’inscrivent les noms des glorieux morts des Confins algéro-marocains et s’érige le celui du capitaine Henri de Lespinasse de Bournazel qui fut leur panache.
(1) Inscription arabe gravée sur de la mosaïque verte au-dessus de la porte de la kasbah.


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Le monument Bournazel

Le 20 avril 1934, dans la kasbah de Rissani qui fut le ksar du fameux Bel Kacem, une cérémonie fut célébrée en présence du général Huré, commandant en chef des troupes du Maroc, et du général Giraud, qui venait de tirer le verrou contre les incursions des grands nomades sahariens par l’occupation brusquée de Tindouf, point de jonction, avec ses eaux abondantes, entre les déserts d’Algérie et de Mauritanie. Ce fut l’inauguration d’un buste devant le mur qui fait face au portique d’entrée de la kasbah devenue la résidence du chef des Affaires Indigènes. Le buste, du sculpteur Pourquet, est celui d’un officier à trois galons, au visage fin et mâle, grave et un peu ironique, dont la séduction devait être irrésistible, soit qu’elle vint des puissances de commandement, soit qu’elle s’exerça, au contraire, par les seules persuasions de la gentillesse et de l’élan.
L’inscription était celle-ci : “A la mémoire du capitaine Henry de Lespinasse de Bournazel et des officiers, sous-officiers et soldats tombés au Tafilalet et dans les confins algéro-marocains.” Dans la mort le capitaine Henry de Bournazel n’était pas séparé de ses camarades, ni de ses hommes. Il les représentait, il les symbolisait. Il n’était que l’un d’eux. La plaque de marbre où on lisait cette dédicace était scellée sur un large fronton, devant lequel se trouvait un piédestal portant le buste. La maçonnerie du fronton s’appuyait à la partie de l’ancienne kasbah, qui constituait le mur de fond de la cour du bureau des affaires indigènes. Le buste de Bournazel se trouve maintenant à l’Ecole de Cavalerie de Saumur où une veillée à sa mémoire est organisée chaque année.

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Juin 1956. Messe pour le transfert du buste de Bournazel
pour la France.

Père Meurisse. A sa gauche : Lt Jolivet, à sa droite : Lt Rinjonneau,
à genoux : adjudant-chef Iriard.
La plaque qui était derrière le buste a été décrochée
pour être posée devant la table de l'autel.

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Le Bordj des Affaires Indigènes
Palais du capitaine Lespinasse de Bournazel, "gouverneur" du Tafilalet

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Rissani_affaires_indigenesRissani à une autre époque
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Femmes de Rissani

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Entrée du souk de Rissani

Rissani_tombeau_Moulay_Ali_ChrifTombeau de Moulay Ali Chérif
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Femme de Rissani. Photo R. Michaud

Je recherche des personnes ayant eu quelqu’un de leur famille en poste à Ouarzazate ou dans son “territoire”, autant militaire que civil. Si elles veulent témoigner, ce site est à leur disposition. Textes et photos seront les bienvenus. Évidemment votre participation passera sous votre nom.
Merci pour votre attention. Jacques Gandini.

 

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Remerciements

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