Les Glaoua, maîtres du Sud

1918-1919. Avec la Harka d’El Hadj Thami Glaoui

Création : samedi 6 février 2010 11:49
Relation de voyage par le docteur Hérisson, médecin-chef du Groupe sanitaire mobile de Marrakech qui accompagne la Harka.
Source : Revue France-Maroc 1919

Nous avons gardé l’orthographe du texte d’époque.

Je reçois le 25 décembre 1918, l’ordre suivant :
Le G.S.M. (M.M. Hérisson) marchera avec la Harka du Pacha el Hadj Thami se rendant dans la région du commandement Glaoua au Sud de l’Atlas”.
Départ le 27 décembre 1918
Durée de l’absence : environ deux mois. (1)
J’organise le Groupe à la hâte en vue de donner des soins aux malades et blessés de la harka, de distribuer des médicaments aux populations des pays parcourus, de secourir les indigents, de faire des petits cadeaux aux enfants.
Pour la sécurité de mes hommes, et surtout pour satisfaire à leur amour-propre, je demande des fusils et des cartouches.
Je pars avec 10 mulets, 10 hommes, dont 6 anciens tirailleurs marocains.
J’emporte deux brancards pliants, 1 support brancard, 1 tente koubba, 1 tente bivouac, le matériel médical et chirurgical nécessaire pour une absence de trois mois.
La harka est composée de 5 à 6.000 irréguliers, askris du Pacha de Marrakech, faisant ordinairement le service de garde aux portes de la ville, et exceptionnellement le service des canons de 80 et 75 en expédition.
La harka pour le Todra (y compris les convoyeurs) fut réduite à 4.000 environ, pour aller dans le Draa, les Sektana et Zenaga.
(1). En fait la harka dura quatre mois.
Décembre 1918. Le 27.
A 10 heures, je touche 4 fusils 74 au bureau régional.
Départ à 11 heures. Arrivée à 15 heures à Iminzat (Aït Ourir).
Accueil très amical du khalifat Boukhoulouden.
Le 28.
Départ à 10 heures, après le “Fdour” vers Arbalou.
Les mulets suivent une piste dans la vallée du Sud d’Iminzat.
Oued Rdet, vieux pont de pierre, plusieurs arches sont debout, les piétons rejoignent la piste Tazert-Arbalou, en passant de la rive gauche à la rive droite par dessus ces arches, en courant.
Nous traversons à gué et nous prenons la piste Tazert-Arbalou aménagée - séguias creusées en tunnel dans le roc, à flanc de coteau, en bordure de l’oued, avec des prises d’air tous les 5 à 6 mètres au maximum.
Arrivée à Arbalou la nuit. Très bien reçu. Chambres luxueuses.
Le 29.
Arbalou. Départ pour Zerekten à 1 h. 1/2.
Zerekten-Ksar. Reçu par le frère de Tourza, cheikh de céans.
Oued Rdet. Dans le voisinage maisons chleuh les unes sur les autres, en escalier. La terrasse de l’une servant de rez-de-chaussée à la suivante. On entasse de la paille, des tiges sèches de maïs, entre les branches d’un arbre géant. Provisions d’hiver pour la nourriture des animaux.
Troupeaux, pas de culture. L’eau est abondante, mais la terre manque; les rives sont trop escarpées, rocailleuses.
A la fonte des neiges, devant Zerekten, au confluent de deux oueds, le Cheikh me dit que l’on entend un bruit pareil à celui de la mer en tempête. Les pierres roulées par ces oueds torrentueux s’entre-choquent; il est impossible de traverser.

Harka_Glaoui_1918__copy


Le 30.
Départ pour Telouet le matin vers 7 heures. Arrivée la nuit.
Route longue, pénible, difficile au passage du col à partir des Aït Rba. Les sentiers sont très durs. Les animaux doivent placer chaque sabot dans une empreinte creusée dans le roc.
Arrivée à la nuit au pied de la montagne à Telouet. Fait en pleine nuit, sans lune, mais avec un bon guide, le trajet du pied de la montagne à Telouet.
Froid très vif au passage du col. Vent dans le dos. Altitude 2580 mètres.
Le 31.
Telouet. Reçu par le Khalifat du Caïd Si Hammou, Si Aomar; excellent accueil.
Logé dans la casbah, ainsi que mes hommes. Harira. Dattes le matin, trois tadjins (le matin, après-midi, soir). Eclairage à l’acétylène. Belle pièce.
Consultation dans le couloir. Rhumatisme, paludisme, conjonctivite, blennorragie.


Le 1er janvier 1919.
Telouet. Arrivée du Général de Lamothe avec son escorte. Froid très vif.
Le 2.
Telouet. Neige. Danse et chants la nuit, autour d’un grand feu, devant la porte du Caïd Si Hammou, dans l’intérieur de la vieille casbah (Haouach).
Les 3, 4, 5, 6 et 7.
Telouet. Séjour. La neige et le givre font un paysage de France.

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Le 8.
Départ de Telouet sur Tamdaght.
Nous suivons le cours de l’oued, très pittoresque. Lumière vive, couleurs claires. Casbahs glaouas élégantes, très ouvragées.
Sur les flancs de montagnes abrupts, des berges d’oued escarpées, on voit des niches creusées dans le roc, avec des murettes en balustrade à l’entrée. Anciens tombeaux... Refuges... Abris pour troupeaux... Postes d’observations.
Les gens du pays, en costumes de fête, font une ovation dans le style chleuh au Pacha et à Si Hammou sur tout le parcours de la route.
Tamdaght. Casbah neuve, très finement modelée, œuvre artistique d’un architecte méprisant la ligne droite, les surfaces planes et la symétrie; et faisant ainsi le meilleur effet.
Le 9.
Tamdaght. Consultations.
Le 10.
Nous avançons vers Ouarzazat dans un nuage de poussière.
Ovations des populations. Délégation de femmes en groupe venant au devant du Pacha, en chantant; la plus richement parée, offre sur un plateau de dattes, un bol de lait. L’une d’entre elles porte une perche garnie au sommet de foulards de soie multicolore. Elles saisissent l’étrier du Pacha pour lui baiser le genou.
Les hommes alignés, avec leurs fusils, déclenchent une salve d’honneur à notre passage et font siffler leurs balles au-dessus de nos têtes. Ils jettent aussitôt après leur fusil en l’air et le rattrapent en faisant des pitreries.
Le 11.
Ouarzazat. Visite de la ville, beaucoup d’eau. Ksars nombreux dans le voisinage, pas de quartier réservé aux Juifs, tout est mêlé.
Population accueillante. Je donne des fabors et des petits cadeaux.
J’installe une tente de consultation près de la porte Est de la ville. Affluence considérable, bousculades, pour se faire soigner par le “toubib”. Beaucoup de conjonctivites granuleuses, vaccinations, goitres.
Les Juifs ne sont pas timides et humbles comme ailleurs.
Dans l’oued, canards sauvages à tête jaune, longue. Sorte de peigne au bec. Pas farouches.
Le 12.
Aguelmous. Consultations.

Aguelmous_arch._Rodier
Kasbah d'Aguelmous


Le 13.
Oumridil. Consultations.
Le 14.
scoura. Déjeuner chez le Caïd. Je donne des balles de tennis aux enfants.
Les 15 et 16.
Scoura. Consultations près de l’oued : beaucoup de goitres, surtout chez les femmes; conjonctivites granuleuses attribuées aux poussières et à la fumée. On se chauffe, on fait la cuisine dans les maisons avec des djerids et des troncs de palmiers qui dégagent une fumée très irritante pour les yeux. Les maisons ne sont pas pourvues de cheminées.
Au milieu de certaines terrasses, il y a des prises de jour qui en tiennent lieu. On voir s’agiter dans ces pièces obscures, noircies par la fumée, des ombres, ce sont des esclaves occupées à faire cuite les tadjins. Ces négresses vivent, comme des esclaves romains, dans l’intérieur des moulins “les paupières rongées par la fumée...” (Apulée).
Les 17, 18, 19 et 20.
Oued Dadès. Amassin. Ksars très rapprochés les uns des autres. Longue étape. Les palmiers sont remplacés par des figuiers dans les terrains de cultures. Eau abondante.
Consultations. Un certain nombre d’indigènes parlent français; les uns l’ayant appris au contact des français au Maroc, les autres en travaillant en France.
Installation d’une tente de consultations en dehors de la Harka pour mieux attirer les gens du pays.
Quelques habitants viennent en curieux sans demander des médicaments. Ils se montrent froids, ironiques, indépendants et étonnés. Plusieurs sont vêtus d’une grande couverture de laine à carreaux blancs et noirs, tissée dans le pays, qu’ils portent épinglée avec une épine sur la poitrine.
Beaucoup de femmes et de jeunes filles du dadès ne portent pas de vêtements cousus, façonnés. Elles sont drapées dans des pièces de coton bleu ou blanc.
Je vois quatre blessures anciennes des os des membres, reçues en combattant contre nous il y a deux ans aux Aït Messat. Attitude sympathique et confiante de  ces blessés.
Le 21.
Imiter. 5 heures de marche sur un plateau pierreux couvert de touffes sèches d’absinthe. Lièvres.
De nouveaux contingents arrivent tous les jours. La harka fait boule de neige. Nous voyons entre les mains d’un cheikh Aït Atta un fusil modèle 1907, fabriqué en 1916 à Chatellerault, à chargeur, pour cavalier ou méhariste.
La nuit, l’eau est glacée.
Le 22.
Arrêt au Tizi et déjeuner. Arrivée au Todra. Excellent accueil des populations venues en masse au devant de nous : salves de Bou Chefer - cortège de femmes - salutations de Juifs.
Les femmes juives portent une coiffure massive très curieuse composée de tresses postiches faites avec des queues de vache. Ces crins noirs, en bonnet à poil sur le front, sont séparés au milieu de la tête par une raie verticale et recouverte en arrière par un foulard de soie noué étroitement.
Mes hommes disent en riant qu’elles ont, sur la tête, un nid de cigogne. Elles portent, en pendant d’oreille, de lourds anneaux d’argent massif, non ciselés, pesant huit douros chacun.
On nous a installés dans l’ancien camp du fqih Si Madani Glaoui, dans un bas-fond, touchant la palmeraie, très mal exposé. La nuit vient, il est trop tard pour changer l’emplacement du camp. On n’a jamais vu ici de Français en costume européen.
Le 23.
Todra. On change la place du camp.
Le Pacha apprend qu’on lui a enlevé au Tizi six mules apportant des provisions et qu’on lui a blessé deux hommes. On m’en apporte un qui a une balle dans le ventre. Il expire dans la nuit.
Le 24.
Le matin, visite au Pacha d’El Haouari (Aït Meghad). Il est suivi d’une nombreuse escorte, peu rassurée, les fusils droits, le doigt sur la gâchette.
Après-midi : sortie dans le Todra. Tous les cent mètres, un ksar, une délégation, un taureau, une salve de bienvenue, un groupe de gens armés qui s’ajoute à nous.
A deux heures de marche, arrivée dans un ravin, au pied d’une montagne, dans la palmeraie. A notre gauche, à 400 mètres, un ksar, El Hart. Attaque brusquée de ce ksar sur la Harka qui lui fait face et répond par le fusil et le canon.
Du haut de la montagne, par la droite, attaque de la Harka par d’autres Aït Atta. Les Glaoua escaladent le premier massif montagneux, leur tiennent tête et les battent.
A droite et à gauche, l’ennemi est déconfit. Le combat commencé à 2 heures est terminé vers 5 heures. Nous avons 5 tués, 17 blessés. Plusieurs s’échappent, les plus légèrement touchés. J’en soigne 9 sur le terrain.
Rentrée à la nuit au camp. Tout le trajet du retour se fait dans la plus complète obscurité. Je ramène 2 blessés sur mes mulets. J’en passe quelques-uns dès mon arrivée au camp, je vois les autres le lendemain. Fabors à mes 5 hommes qui se sont très bien conduits. Le Pacha lui-même les récompense.
Nouveau combat. Guet-apens tendus à la harka. L’ennemi de la montagne, à droite, vise particulièrement l’artillerie. Une cinquantaine de balles tombent autour de mes infirmiers et de moi-même, s’enfoncent dans les palmiers voisins ou dans le sol.
Le combat est mené vigoureusement, sur la montagne, par Si Mohamed Glaoui et devant le Ksar El Hart par le Pacha et si Hammou. Une balle de 74 rechargée, tirée du ksar, traverse ma capote, tandis que je revenais de soigner un blessé; au bruit qu’elle fait en frappant le drap, les artilleurs marocains qui sont près de moi me saisissent : “As-tu mal ?... Où es-tu touché ? - Nulle part, la capote seulement - Hamdoullah”, et ils se mettent à rire.

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Le docteur Hérisson, plus tard dans le Haut-Atlas


Les 25 et 26.
Pansement des blessés. J’ai ma tente koubba comme salle de consultations et logement personnel pour le traitement des malades.
La tente bivouac, avec un brancard de support, un brancard mobile et deux caisses à pansements, comme salle de pansements pour le traitement des blessés.
Les hommes vont chercher sous leurs tentes les blessés et me les apportent sur le brancard; on les ramène chez eux de la même manière. Ils sont enchantés et viennent avec plaisir. Nettoyage des plaies, extraction des projectiles, désinfection et pansements.
Le climat du Todra est très pénible : à 7 h 30 du matin, il fait 2 degrés au-dessous de zéro; vers midi 23 degrés au-dessus.
Le 27.
Déjeuner dans le ksar de Tinghir chez le cheikh, vieil ami de Si Madani Glaoui. C’est un jour de marché. Ce souk se tient dans l’intérieur du ksar. Il est défendu aux étrangers d’y pénétrer en armes; celui qui aurait enfreint cet ordre pourrait être puni de mort : c’est la coutume.
Après le déjeuner, nous montons sur une koudia au nord-ouest, d’où l’on voit le Todra tout entier. Quelques coups de feu. Une balle siffle, venue des jardins. Hasard (tir d’essai d’un fusil en vente...) ou bien embuscade d’un étranger dans la palmeraie.
Je fais installer une tente de consultations en dehors du camp de la harka au voisinage de son marché journalier, pour permettre aux étrangers, hommes, femmes et enfants, de recevoir facilement des soins et de prendre des médicaments. Il vient beaucoup de monde. J’observe surtout des conjonctivites granuleuses,et des douleurs rhumatismales. Le vent et la poussière sont très fréquents, les écarts de température très brusques.
Les 28, 29 et 30.
Pansements des blessés et consultations.
Le 1er février 1919.
Une partie des effectifs de la harka est allée au devant du général ces jours derniers; j’ai moins de consultants glaoua.
Les 2 et 3.
Arrivée du général de Lamothe. Très grand vent dans les voiles; quelques tentes tombent. Poussière et quelques gouttes de pluie.
Tous mes blessés sont en très bonne voie de guérison. Le médecin aide-major Madelaine, arrivé avec l’escadron de spahis sénégalais (escorte du Général), accepte mon hospitalité et m’offre son concours.
Les 4, 5 et 6.
Arrivée au camp d’El Haouari avec une harka de 500 Aït Meghad. Consultations dans le camp par moi-même et en dehors par Madelaine. Nous alternons ce service.
Régulièrement beaucoup de femmes viennent pour leurs yeux, des enfants pour leur teigne, des vieux pour des maladies diverses. Le collyre au sulfate de cuivre est très estimé, les pulvérisations de teinture d’iode pour les douleurs articulaires du genou aussi. Ils ont une très grande confiance dans nos médicaments.
Un vieux marocain me demande une pulvérisation sur le genou gauche dont il souffre. Un moment après ce traitement, il fait jouer son articulation et gambade en disant à l’assistance : “Il marche maintenant mieux que l’autre.
Les 7, 8 et 9.
Pansements et consultations.
Beaucoup de blessés sont guéris. Nous en avons encore 8 à penser tous les jours. Un esclave de Si Hammou a reçu une balle de Bou Chfer en plein front. Elle n’est pas ressortie. Pendant trois jours, il y a eu isuue de matière cérébrale; le quatrième jour issue de sérosité seulement; le neuvième jour la plaie a été cicatrisée; le blessé à présent s’alimente normalement, ouvre les yeux et répond clairement aux questions. Gros effet dans la harka
Il y a parmi les cavaliers du Pacha, un homme qui fut blessé l’an dernier dans le Souss, à la tête, et que je soignai. Il eût le crâne traversé de part en part, d’une tempe à l’autre. La matière cérébrale fit issue chez lui aussi. Il fait du service actif aujourd’hui dans la harka, mais le Pacha dit “qu’il est un peu maboul.”
Le 9, déjeuner chez le Cheikh de Tinghirt, avec tous les officiers. On prend le thé sur la koudia voisine.
Les 10 et 11.
vent et poussière. Le temps est si mauvais que le souk est désert. Impossible de donner des consultations aux habitants du pays.
On me raconte que beaucoup d’Aït Atta vivent en sauvage : une pièce de laine drapée sur le corps, sans chemise et sans seroual. Ils sont des troupeaux, très loin les uns des autres au pâturage, gardés par leurs femmes. Ils ont des troupeaux, très loin les uns des autres au pâturage, gardés par leurs femmes. Ils vont de l’un à l’autre, vivant de quelques figues sèches, emportées dans le “gheumt” sur leur épaule; une dizaine par jour leur siffit. Ils errent ainsi d’un point à un autre, toujours prêts à faire quelques mauvais coups.
Le 12.
Engagement des Glaouas avec des Aït Atta au Tizi. 6 blessés légers, 2 tués. Plusieurs de ces blessures sont faites par des balles Lebel, tirées à grande distance. L’orifice d’entrée et de sortie est tout petit, les désordres organiques sont peu accusés, pas de lésions osseuses.
Les 13, 14 et 15 février.
Sortie du Todra, pour le retour au Dadès. Combat d’arrière-garde. 4 blessés légers. Blessures faites toutes les quatre balles Lebel tirées à longue distance. Arrivée à Imiter puis au Dadès le lendemain. Un homme meurt en route. On l’enterre à côté du chemin. On le recouvre seulement de grosses pierres. Nos hommes disent que son cadavre sera dévoré par les chacals.
Si Allal, qui fait la route à mile malgré sa pneumonie et ses 40° de Fièvre, vient de faire sa défervescence aujourd’hui. Guérison 36°6. Il nous est très reconnaissant des soins énergiques que nous lui avons donné.
Campement en plaine, figuiers, rosiers, orge. Eau très abondante. Les gens du Dadès n’emportent pas des dattes ou de la farine comme provision de voyage, mais des figues sèches, toutes petites, très dures à mâcher, très sucrées. On donne parfois ces figues sèches aux chevaux.
Du 16 au 19.
Du Dadès à Scoura. Traversée de l’oued. Beaucoup de figuiers et de rosiers plantés en bordure des champs. Bon accueil en route par des gens du pays qui nous regardent passer. Des femmes nous offrent du lait; quelques hommes parlent français.
Les 20, 21 et 22.
Scoura. Consultations. Traitement des maladies habituelles : paludisme, rhumatismes, yeux.
Les gens de Scoura sont beaucoup sortis de leur palmeraie pour aller travailler à Marrakech, Casablanca, Rabat et même en France. Ils passent aussi pour être des compositeurs de chansons arabes très estimées. Scoura est riche, fertile et peuplée.
Départ du Général de Lamothe qui rentre à Marrakech avec son escorte. Il emmène le lieutenant Doré et le médecin aide-major Madeleine.
Je reste seul à la Harka avec le maréchal-des-logis Trollier.
Je dois traduire les dépêches du Pacha au Général. Servir d’interprète à Trollier pour le tir des canons.
Rapporter des renseignements sur le Draa où nul européen n’est allé depuis  le Vicomte Charles de Foucault* (mai 1884).
Constituer un dépôt de médicaments et pansements à Ouarzazat, en vue d’une prochaine action militaire.
* Faute d’orthographe de l’auteur : Charles de Foucauld.
Le 23 février 1919.
Départ de Scoura. Le Pacha el Glaoui sort avec ses cavaliers et fantassins d’escorte en suivant le lit de l’oued. Le convoi prend la route. Le lit de l’oued (à sec) à 100 mètres de large au maximum. Les habitations sont de plus en plus espacées.
Arrivée à Tadart, 2 h 30 de marche pour les cavaliers. Beaucoup d’eau dans l’oued, courant rapide, barrages pour amener l’eau dans de profondes séguias. Kasbahs de protection pour les séguias.
Le ksar de Tadart est désert, les hommes ont fui. Il reste dans quelques maisons des vieilles négresses. Si Hammadi est venu de Ouarzazat voir le Pacha.
Le 24.
Tadart. Consultations. Quelques gens du pays que j’ai soignés veulent m’offrir des œufs et des dattes.
Le 25.
Départ de Tadart. Reg, plateau. Nous coupons l’oued venant de Ouarzazat, beaucoup d’eau; cours rapide, berges escarpées, arides; terrain pierreux. Entrée en montagne. Ascension pénibles.
Le Pacha qui était souffrant la veille va bien. On poursuit la route très dure.
Arrivée à Tifernine. Les bergers du pays se sont plaint à Si Hammou que des gens de la harka leur aient volé leurs aient volé leurs chèvres en route. Bastonnade des coupables, à l’arrivée.
Dans le ravin sablonneux, près duquel nous campons, l’eau affleure de place en place au milieu de joncs géants. Beaux tamaris séculaires.
Arrivée à la tombée de la nuit sur l’emplacement du camp qui est un ancien cimetière, dans une cuvette.
Le 26.
Ascension par une route très dure. Arrivée sur un plateau pierreux, cailloux noirs, luisants, polis. Chasse à la gazelle par le Pacha et Si Hammou. Descente à pic très difficile. Montée très dure, nouvelle descente.
Arrivée sur un ksar, la plupart des habitants ont fui. Les cavaliers à l’arrivée se sont précipités vers les maisons abandonnées; les maisons encore habitées sont protégées par des hommes du Pacha; incendie des autres. Il y a une zaouia à côté du ksar, les fuyards ont porté tous leurs biens à la zaouia, asile inviolable.
Arrivée de la harka du Draa. Salve de réjouissance.
Le 27.
Le matin, avant le départ, incendie des maisons abandonnées. Protection des autres et de la zaouia contre les pillards de la harka du Draa. Echange de coups de feu entre les “assassin” (gardiens) postés par le Pacha et nos amis du Draa, en humeur de brigandage.
De grands tas de bois sec sont rassemblés sur les collines voisines du ksar; les Glaouas en font des feux de joie. Il fait un vent très froid.
Les gens du pays portent la moustache rasée, la barbiche carrée à “l’once Sam”; plusieurs ont le poil roux et rêche. Ils portent eux aussi un vêtement de laine à carreaux blancs et noirs. Les guerriers portent par dessus le burnous de couleur foncé une ceinture de laine rouge, en bandoulière, emprisonnant les deux épaules.
A la sortie du ksar, ascension extrêmement dure, on laisse passer le convoi; des hommes de la harka comparent cette montée au Tizi Ouicheddan. Descente par un sentier très difficile sur pierres plates et glissantes. La plupart des cavaliers descendent de cheval. Les chefs glaouas montent à mule.
Arrivée dans un ravin très étroit, où surgissent de hauts palmiers. Nouvelle montée encore plus dure, en lacets. En haut on voit l’oued Draa couler au milieu de palmeraies et de champs d’orge verdoyants. Les ksars sont assez nombreux, mais non rapprochés les uns des autres comme dans le Dadès.
Nous descendons au pied de la montagne; les caïds du Draa nous attendent. Salve d’honneur, chants, foulards, dattes, lait, marababikoums, etc. Les fusils des Draouis ont un manche incrusté d’ivoire très bien ouvragé. Les femmes qui viennent en chantant au devant de nous sont richement habillées (étoffes et bijoux).
La vallée du Draa
Arrêt au Ksar Aguedez, chez le Caïd Si Ali. Réception dans un jardin, sous de très beaux orangers. De riches tapis sont étendus sur le sol. Les jardins ressemblent à ceux de la banlieue de Marrakech : orangers, vignes, amandiers, palmiers, grenadiers, cognassiers, pruniers... Les amandes ne sont pas encore mûres, mais elles ont atteint leur grosseur définitive. On en mange dans les couscous.
Réceptions généreuses du Caïd Si Ali. Les dattes sont particulièrement savoureuses (bou feggous). Une négresse de la maison a reçu une  balle de Bou Chfer dans le poignet quelques instants avant, au milieu des réjouissances. On me l’amène : rien de cassé. Elle a du sucre pilé sur sa plaie. On me dit que le sucre pilé est très employé dans la région pour les blessures et les plaies. C’est un des éléments de la méthode Dominico Del Monaco retrouvé là où je l’attendais le moins.
Départ à 5 h. vers le Ksar Azellim Thatania Tamnougalt où est campé la Méhalla (harka). Nous avançons étendards déployés, escortés par des gens du pays, des musiciens, des enfants et fêtés par les “youyous” des femmes sur les terrasses.
Traversée de l’oued, beaucoup d’eau, courant très fort, grand débit. Nouvelles délégations d’hommes et de femmes. Salve de bienvenue; les femmes chantent et dansent devant le Pacha.
Arrivée au Camp. Je panse la négresse blessée que l’on m’a amenée sur une mule. Au coucher du soleil, coup de canon tiré à l’Est sur un flanc de montagne inhabité.

Harka_Glaoui_1919_Tamnougalt


Le 28.
Au lever du soleil coup de canon tiré à l’Est. Nombreuses consultations le matin à la harka. Consultations le soir en ville dans le Ksar. Je donne quelques fabors. Au coucher du soleil, coup de canon tiré vers l’Est.
Le 1er mars.
La harka fait une sortie vers l’Est jusqu’au ksar des Aït Hammou ou Saï, évacué par les habitants la veille. La casbah principale est démolie à coups de canon. Nos amis du Draa, blancs et noirs, s’y approvisionnent en toute chose.
Les 2 et 3.
Très bon accueil des indigènes, femmes, enfants, adultes, dans mes promenades. Ils ne sont pas farouches. Atmosphère morale comparable à celle de Ouarzazat. Beaucoup de Draouis sont allés à Marrakech, à Casablanca. L’un d’eux, âgé de 25 ans environ, intelligent, bien habillé, a passé trois ans en France (Le Havre, Rouen et Paris). Il parle assez bien le français; il me dit qu’il avait rapporté de la quinine de France mais qu’il n’en a plus. Il me prie de lui en donner une petite provision pour l’été.
La population du Draa comprend : des Harratines, des Juifs, des Blancs. Les Harratines sont vigoureux, on n’en voit pas ayant un aspect misérable comme dans le Dadès et le Todra. Les Juifs sont peu nombreux et anémiés.
La population blanche, celle des maîtres, est énervée, fatiguée, dégénérée (strabisme, scoliose, paralysie infantile, faiblesse congénitale) Ils vivent dans des maisons obscures, sans faire aucun mouvement, ils fuient le soleil et recherchent la fraîcheur. Les couloirs et de nombreuses pièces des maisons sont comme des caves; il faut être conduit par la main pour y circuler.
Certaines rues sont couvertes, sur presque tout leur trajet. Il y a de temps à autre des prises d’air par des interruptions de plafonnage. On y voit mal, même à midi.
Dans cette région, il y aurait du paludisme en automne seulement. Les habitants disent qu’elle est assez saine. Beaucoup de personnes sont mortes de la grippe l’été passé. Je crois cette région non pas malsaine, mais très déprimante. En mars, il y fait déjà une chaleur humide, accablante.
Le sol de la vallée du Draa est riche, fertile, bien irrigué, bien travaillé. Les jardins sont enclos de murs très hauts.
Le commandement du Caïd Si Bou Beker comprend environ 50.000 hommes dans une trentaine de ksars. Il s’étend sur une vingtaine de kilomètres le long de l’oued. Chez le Caïd où nous avons été reçus, j’ai vu dans une salle peinte en bleu plusieurs fois sur le mur la “svastika”.
Consultations le matin à la harka, le soir dans le Ksar. Les Juifs font vacciner leurs enfants. Les musulmans n’osent pas le faire, malgré les éloges que fil le Pacha devant eux du vaccin jennerien (1). Le Pacha et Si Hammou m’adressent de grosses notabilités du Draa à examiner et à soigner.
Le 3, je suis invité à venir vois un haouach dans la maison du Caïd Si Bou Beker. Le Caïd me remercie des soins que j’ai donnés à sa famille et à ses gens et me fait cadeau d’un grand tapis.
Dans l’oued Draa, l’haouach que j’ai vu a lieu dans une cour intérieure de sa casbah. Sur les quatre faces de cette cour, au deuxième et au troisième étage, les gens de la maison du Caïd, ses invités, penchés aux fenêtres, regardent en bas l’haouach. Les troisièmes galeries de ce théâtre ont leur côté hommes, leur côté femmes. Les femmes de la maison, maîtresses et servantes, regardent voilées, risquant un oeil seulement.
En bas, des hommes, coude à coude, forment le cercle complet. Au milieu, des femmes voilées, richement parées, assises sur des tapis, immobiles et silencieuses. Les musiciens sont dans un coin : taridja (2) et surtout deff (3). Les femmes dévoilées, assises sur un tapis, sont des servantes de la maison, et des femmes des maisons voisines et amies, invitées à venir voir. Les gens “chics” produisent une, deux, trois femmes, avec les plus beaux vêtements, les plus riches bijoux; on remaqrue alors leur parure, leur élgance... “Un tel a envoyé trois femmes...”. Quelques-unes ont des diadèmes faits avec des pièces d’or. Elles ne bougent pas, hiératiques. Elles sont accroupies sur leurs jambes. Devant chacune d’elles, une soucoupe remplie de roses sèches pilées.
Les hommes chantent, battent des mains, secouent la tête suivant le rythme, sans bouger de place, tels des Aissaouas arrêtés à un carrefour. Parfois deux femmes ou trois se lèvent, très dignement, très lentement, et vont poser une pincée de feuilles de roses sur la tête des chanteurs. Eux secouent la tête, la rejettent en arrière, comme s’ils étaient dans le ravissement, et font paraître un sourire. Les femmes vont de l’un à l’autre en glissant sur les talons, par un mouvement de reptation trsè lent; elles paraissent ne pas bouger. D’autres se lèvent un instant et joignent les mains comme des vierges en prière fervente.
La foule se tasse, se bouscule autour de ce cercle de chanteurs. Il y a parmi eux des gens fort bien habillés. Très monotone, très uniforme.
(1) Variété de vaccin.
(2) La Taridja est un petit instrument de musique à percussion digitale, un petit tambourin en forme de sablier apparenté au harraz.
(3) Tambour sur cadre en bois, où deux peaux sont cousues de part et d'autre du cadre.
Le 4.
Sortie du Draa. En passant devant le dernier ksar, je vois aux pieds d’un rassemblement d’indigènes, un grand nombre de vases en terre remplis d’eau fraîche pour les “rejlii” (4) altérés. Je m’approche en souriant  et quelqu’un dans la foule me crie en français “Bonjour Monsieur”. Le Pacha lui-même en est surpris, et me dit : “As-tu entendu ?”.
Arrivée aux Aït Smeggen. 6 heures de marche pour le convoi. 4 heures pour les cavaliers. Nous marchons dans une vallée aboutissant à l’oued Draa. Palmiers sauvages (djerids non taillés).
Le Ksar est construit au milieu d’une palmeraie. Les habitants paraissent pauvres. Les enfants de 6 à 8 ans viennent au devant de nous en se tenant par la main. Les femmes sont misérablement et mal habillées. Parmi les porteurs de fusils tirant des salves d’honneur, se trouvent de nombreux garçons de 12 à 16 ans à peine.
(4) Passants
Le 5.
Avant le départ, le Pacha a une entrevue avec un Caïd des environs fort impressionné. Le Pacha va au rendez-vous avec 4 hommes seulement. Le Caïd y vient dans les mêmes conditions. Les partisans restent de chaque côté, en arrière à 1500 mètres. Ceux du Caïd s’embusquent derrière des pierres. Après l’entretien où le Caïd fait sa soumission, ses gens s’éloignent en tirant des salves de réjouissance.
Arrivée à Tesella. 2 heures de marche dans une vallée.
Le 6.
Avant le départ, je me chauffe aux feux de bivouac des gens de la harka. Il fait très froid le matin. Accueil amical partout, fraternel et gai. Dans un groupe, un moqadem me dit dans le courant de la conversation : “Nous sommes Français nous aussi... Français comme toi... Nous sommes des Ouled Service...”. Les autres rient, approuvent et répètent les mêmes phrases avec force. J’ai connu ce moqadem à la Harka des Aït Messat en novembre 1916 et il me le rappelle.
Descente dans des lits de torrents à sec. 6 heures d’une route difficile et longue, vent et poussière. On me dit que le sirocco est très fréquent dans ces régions.
Arrivée à la Zaouia Sidi Bellal. Salve d’honneur. Echos dans les ravins qui leur donnent l’ampleur de salves d’artillerie. Le chef de la Zaouia vient à pied, face au Pacha et devant lui, en fouettant l’air du pan de son burnous, crie à tue-tête : “Mahraba bikoum, mia ou settin mahraba bikoum” : Soyez les bienvenus, cent soixante fois soyez les bienvenus...
Les 7 et 8.
Zaouia Sidi Bellal. Pluie légère, grand vent le soir. Les palmiers de la zaouia sont adossés à la montagne. Le pays à l’aspect désertique. Les indigènes sont peu apprivoisés.
Consultations.
Le 9.
Départ de la Zaouia Sidi Bellal. Aumônes aux femmes miséreuses qui viennent le matin au départ de la harka fouiller dans les ordures, les mangeoires, les résidus de cuisine, qui ramassent l’orge et la paille laissés par les chevaux.
Les hommes ont des figures hostiles et méfiantes. Un peu partout, le maréchal-des-logis et moi (les Français), nous inspirons une curiosité d’animal étrange, que les jeunes gens et les femmes dissimulent peu ou mal.
Quant on sait que je suis médecin, les visages se dérident. Le Khalifat vient me demander des médicaments. Il demande le prix discrètement, à côté de moi, en chleuh. On lui explique que le Makhzen paie tout...
Départ de la Zaouia Sidi Bellal. Arrivée à Asers. Bonne route, sauf un petit passage difficile, un défilé en montagne. Petites habitations espacées dans une plaine désertique. Aspect pauvre. Beaucoup de marbre et de plâtre.
Je plaisante avec les gens de la Harka et des gens du pays qui s’apprivoisent mais me regardent avec toujours un peu de crainte.
Un “harkiste” me demande du médicament : “Bien vrai, c’est un toubib ?” dit le Chleuh du pays, et il devient aussitôt familier. Il me demande de lui soigner son estomac. Il paraît pauvre. “Il n’a pas de quoi manger, c’est cela qui le rend malade” dit quelqu’un en riant. Je donne au chleuh deux douros. Il n’en croit pas ses yeux, va raconter la chose à d’autres et m’amène du monde malade comme lui... Je fais une petite distribution à ceux-là d’un demi-douro. Compliments enthousiastes sur les Français, dont les Glaouas paraissent plus fiers que moi-même.
Il y a au Nord d’Asers, dans la montagne, un passage qui conduit à Tamdaght (entre Telouet et Ouarzazat).
Le 10.
Départ d’Asers. Grande plaine où de rares îlots de végétation font des taches vertes, sur un fond roux et au milieu desquels se trouve un ksar.
Arrivée à Agoulmin, 5 heures de marche. Haouach des femmes du pays devant la tente de Si Hammou.
Nous faisons l’ascension d’une citadelle posée en nid d’aigle sur un rocher, à mule ou à cheval jusqu’à mi-côte et le reste à pied. cette forteresse a été bombardée l’an dernier et restaurée ensuite.
Le 11.
Route facile, 3 heures de marche. Petites maisonnettes en pierres plates, larges de 1 mètre, longues de deux mètres, hautes de 1 m 50, abris de bergers. La toiture est formée de longues pierres plates. Il y a un véritable village de petites cagnards de ce genre au milieu de grands pâturages.
Beaucoup de lièvres, quelques gazelles. Beaucoup de scorpions jaunes. J’ai déjà signé plusieurs hommes piqués par ces scorpions.
Trois lièvres ont été tués dans la même journée par des “rejliis” d’un coup de pierre lancé à la volée, à 8 ou 10 mètres environ. Les cavaliers poursuivaient les lièvres, les rabattaient, leur coupaient la retraite, les tiraient à balles, manquaient toujours le but. Les chevaux gagnaient toujours les lièvres de vitesse dans ce terrain pierreux et broussailleux.
Arrivée à la Zaouia Takoumt (entre Zenaga et Sektana). Un petit cheikh d’une dizaine d’années vient présenter ses gens à cheval et amène deux taureaux au Pacha.
Le 12 mars.
4 heures de marche. Route assez facile. Arrivée à Tinfat (Sektana). Si Moham, khalifat du Pacha, vient à notre rencontre. Les Tolbas en groupe viennent avec un drapeau blanc et conduisent un taureau : prières, chants liturgiques. Le Pacha s’arrête et récite avec eux la Fatiha.
Sur notre route, indigènes sur un rang avec leurs fusils à pierres. Salves d’honneur. En face, les femmes sur un rang, chantant et battant des mains. Elles se précipitent pour embrasser les genoux du Pacha et de Si hammou. Elles sont bien vêtues, assez jolies, type espagnol. Elles portent un turban autour de la tête, comme les femmes d’Ouarzazat.
Punitions de villages rebelles, en révolte pendant notre séjour au Todra. Canonnades.
J’adopte un blessé de 12 à 13 ans (Sektani). Il dit avoir eu la main arrachée par un éclat d’obus. Il porte son moignon et se laisse panser sans pleurer ni crier. Mes muletiers en sont étonnés : “Tu vois cet enfant a plus de courage qu’un homme, ces Sektanas sont durs” (gassin).
L’enfant est très heureux. Il a été dépouillé de ses vêtements; je lui en fais racheter et fabriquer de neufs et de chauds. Le Pacha et Si Hammou me disent de le soigner et de le ramener à Marrakech. Ils mettent une mule à ma disposition pour le porter
Nous avons 9 tués et 9 blessés. Les tués et les blessés ont été fusillés à bout portant, les uns et les autres, en entrant à l’assaut dans des casbahs. La plupart des habitants avaient fui les villages. L’attaque n’a commencé que vers 3 heures du soir. Quelques-uns ont cru pouvoir résister jusqu’à la nuit. Ils ont été réduit par le canon dans leurs forteresses, lorsqu’ils n’avaient pas cédé déjà  à l’offensive des Glaouas.
Je sers d’interprète au Pacha pour le tir du canon. Le maréchal-des-logis Trollier tire avec précision, d’abord sur un ksar à 2200 mètres puis sur une forteresse à 600 mètres. Deux fois la fumée de l’obus est revenue en arrière et a renflé au-dessus de nos têtes.
Le 13.
Région riche. Il ne pleut jamais dans ces pays, on irrigue avec l’eau des sources. Haouach de femmes devant la tente d’El Hadj Thami.
Salve de Bou Chfer au crépuscule en signe de joie par les gens du pays qui ont obtenu le pardon.
Le Pacha me remercie des soins que j’ai donnés aux blessés, de mon rôle comme interprète auprès de l’artilleur et me fait cadeau d’un fusil incrusté d’ivoire.
Le 14.
Départ de Tinfat. Arrivée à Tatekout. Belles casbahs blanches très régulièrement construites. 3 h. 30 de marche.
Le toubib marocain de Si hammou a sondé le trajet d’une balle, non ressortie, à la cuisse d’un blessé que je soigne. Avec une longue aiguille en fer, il a fait cette exploration et a dit : “la bès”.
Les Cheikhs des Iouzioua, le Khalifat d’Ounein (de vieux amis) viennent me rendre visite.
Les 15, 16 et 17.
Séjour à Tatekout. Pansement de mes blessés. Haouach, toute l’après-midi, devant la tente du Pacha. Deux rangs de femmes se faisant vis-à-vis, battant des mains et se répondant en couplets alternés. Au milieu : l’orchestre... et des chefs d’orchestre. Des régisseurs ordonnent les mouvement des femmes, qui parfois se rapprochent ou s’éloignent, ou font une conversion à droite, en pivotant sur le numéro un de gauche. 
Période de repos. Tout le monde assis sur son séant - les chœurs chantent les louanges au Pacha... pas toujours avec beaucoup d’imagination, car j’entend en route l’entourage du Pacha les imiter et rire.
Le 16, déjeuner chez Si Moha (Taliouine). Réception délicate et généreuse. Les femmes sont disposées en fer à cheval. Elles chantent par groupe, en battant des mains. Un autre groupe répète... Un troisième aussi... En même temps, elles glissent à droite, par un mouvement de translation sur les talons, insensible.
Les hommes accroupis, jouent du bendir. A côté d’eux, un raïs, un improvisateur, accroupi lui aussi, réfléchit. Soudain, le raïs se lève et chante ce qu’il vient d’imaginer. Les femmes répètent les vers une dizaine de fois.
Un vieux à barbe blanche est venu faire une improvisation, d’une voix mal assurée et hésitante... On m’a dit que ses quatre fils venaient de partir en dissidence et qu’il composait sur ce sujet les chants que j’entendais reprendre par les femmes. Un autre plus jeune parlait au Pacha... du canon...
Ensuite, pansement des blessés. Consultations à Taliouine. Arrivée de Larbi Dardore et du Caïd Brahim ou Brahim.
Je souffre depuis plusieurs jours de conjonctivite aiguë due à la poussière et à l’éclat du soleil. La harka se déplace toujours dans un nuage de poussière. On distingue, de loin, à l’horizon, l’arrivée d’une harka à la colonne de poussière qui surgit, telle une tornade, un coup de sirocco dans le lointain. Je m’en plaignis au Pacha. Il me répondit : “C’est inévitable dans les harkas, en toute saison”.
Le 17, réveil le matin par des Tolbas, massés debout, immobiles devant la porte du camp. Un taureau attaché par les cornes. Un mouchoir blanc au bout d’une longue perche. Chant nasillard lent et triste, lamento adagia, chant de suppliants, cantique, chœur antique.
Pansements et consultations. On me raconte que le gosse amputé de la main gauche par un éclat d’obus fut trouvé par mes hommes, le lendemain du combat, près de sa casbah. Il était seul, sa main blessée reposait à terre, nue. Il était couché. Mais hommes lui ont proposé de venir à la harka se faire soigner par le médecin. Il répondit : “Ouakha” - “Il faudra rester jusqu’à la guérison avec lui, et le suivre à Marrakech...” - “Ouakha... je n’ai plus personne... je suivrai le toubib partout”. Il est venu... Cet enfant a une figure intelligente et énergique - environ 13 ans.
Deux Marocains Zenagas sont venus me parler au souk. J’étais en contemplation devant l’étalage d’un juif, admirant un bracelet en bois, doublé de cuivre à l’intérieur. Ils m’ont interpellé en français, le visage souriant. Mauvaise prononciation, mais vocabulaire assez riche. Ils ont passé trois ans à Paris, pendant la guerre, à la Villette, à Levallois... Ils ont habité rue de Crimée... Les amis de ces Chleuhs, leurs “pays” étaient émerveillés qu’un de leurs pût soutenir une conversation en français. Nous sommes devenus centre d’attraction, le souk s’est figé autour de nous; plus de commerce.
L’un d’eux est venu, dans la soirée, prendre le thé sous ma tente : “Combien êtes-vous de Zenagas qui êtes allés en France pendant la guerre ?” - “Plus de deux cents” - “Mais alors, les Zenagas sont tous Français maintenant.” - “Toutes les tribus des Glaouas sont françaises. On nous a dit qu’il fallait aller vous aider pendant la guerre... Maintenant que je suis habitué à vous, si je vois un Français chez nous, je ne veux pas le quitter... J’aurai voulu que tu viennes dans ma maison... J’irai te voir à Marrakech... Les Français sont très puissants... Très aimables, les femmes à Paris : “Bonjour Sidi”, les policiers vous montrent le chemin... on gagne de l’argent... on ne fait de mal à personne...
Ils retourneraient volontiers en France. A l’heure des adieux, je donne toujours de gros fabors à ces Chleuhs-parisiens, pour entretenir la légende des Français riches et généreux.
Le 18.
Pansements, consultations aux gens de la harka et aux Sektanas.
Visite des environs. Ksars abandonnés par les habitants à notre approche. Sources très nombreuses et abondantes. L’irrigation se fait par de petites séguias à fleur du sol. L’eau est calcaire. Il se forme des dépôts sur les parois de ces séguias, qui lui donnent l’aspect d’une canalisation cimentée. L’eau est rassemblée dans de grands bassins, de là répartie dans des terrains de culture, grands carrés étagés, bornés par des murs de pierre.
Les grottes sont nombreuses. Elles ont été souvent aménagés pour servir de greniers, de hangars, de réduits. On les fait communiquer entre elles. Il y a quelquefois des dépôts de salpêtre sur leurs parois. Quelques-unes sont très humides ou même remplie d’eau. On en voit de très longues, véritables tunnels de 40 à 50 mètres de long.
Les 19, 20 et 21.
Tamda n’Aïtbiren, 4 heures de marche, route facile, sauf une montée de 200 mètres un peu dure. Source au milieu des rochers. Casernes naturelles. Grottes façonnées sous les maisons, avec plusieurs diverticules, les faisant communiquer entre elles, servant d’abris, de hangars, de greniers. On voit les traces de coups de pioche sur les parois. Elles sont de formes régulières, le sol est nivelé, elles sont barrées à leur entrée par une murette en pierre de 0 m. 50 de haut. Celles qui sont à l’extérieur du village ont quelques fois servi d’abri; leurs parois sont noircies par la fumée; la plupart sont ouvertes face au nord et au nord-est. La lumière n’y pénètre jamais.
Les habitants du pays font des ruches quadrangulaires, avec des bâtonnets accolés et recouverts de bouse de vache.
A 500 mètres à l’Est du ksar se voit une canalisation de l’eau de source, faite en plein roc à flanc de montagne. Les parois sont très nettement taillées, très régulièrement. Ces rhetaras ont environ 0 m 40 de large sur 10 à 15 mètres de profondeur.
Sur les collines dénudées, se voient parfois des ruines, des amoncellements de pierres. Il reste seulement debout une pièce. Il est sacrilège de renverser une mosquée, de la piller; on enlève cependant le bois de charpente de la terrasse et ces anciennes mosquées restent à ciel ouvert.
Les gens racontent que les Sektanas étaient autrefois des païens. Un chérif vint chez eux, ils le tuèrent. Quand on les interrogea par la suite, en les accusant du crime, ils s’émurent, parlèrent tous à la fois, eurent peur de dénonciations, et s’interpelèrent en tout sens en même temps : “Skout enta, skout anav” (tai-toi, je me tairai). De là serait venu le nom de  Sektana.
Le petit blessé sektani n’a pas eu la main emportée par un éclat d’obus. Il vient d’avouer ce matin qu’il faisait le coup de feu contre les Glaouas. Son fusil trop chargé a éclaté dans sa main;
Un Sektani, blessé par nous le 12 mars, vient se faire soigner. Sa plaie au genou dégage une puanteur insupportable. Sur la plaie était collé un bout de papier bleu, enveloppe de pain de sucre.
Le 22.
Départ de Tamdaght n’Aïbiren. 6 heures de marche. Beaucoup d’alfa. Lièvres, gazelles, mouflons. On prend  5 ou 6 lièvres avec des sloughis. Le Pacha en tue deux avec son fusil de chasse. C’est un excellent tireur, gaucher. Il a touché un étui de cartouche Lebel posé sur un bâton à 25 mètres au deuxième coup, et une orange à 120 mètres au premier coup. Il tire accroupi, sans prendre de point d’appui.
Je l’ai vu  passer d’un cheval à un autre sans mettre pied à terre en quelques secondes.
En cours de route, vu une koudia aménagée sur toutes ses faces et sur trois rangs superposés, en cavernes-bergeries. Les plus basses sont entourées d’un enclos fait avec des pierres. Elles sont larges de deux à trois mètres, hautes de deux mètres et profondes de dix, quinze et vingt. Très bien construites, très régulièrement; le sol est admirablement bien nivelé. Quelques cavernes sont goudronnées intérieurement. Partout des crottins de moutons et de chèvres. Travail de Sektanas. Cela n’a servi à rien. Il n’y plus d’eau...
Arrivée à la Zaouia Skoum. Altitude 2050 mètres.

Harka_Glaoui_1919_Grottes_Sektana_Hrisson
Siroua_grottes
Le koudia aujourd'hui


Le 23.
Départ de bonne heure de Zaouia Skoum. Organisation d’une grande chasse.
Le Pacha part le premier avec ses cavaliers d’escorte, 5 à 600, qu’il emploie comme rabatteurs sur 2 km de distance. Débouchés de lièvres, chacals, gazelles, etc...
Les chacals font des crochets rapides, en tous sens et évitent les sloughis qui les devancent aisément à la couse. Les cavaliers les poursuivent au galop et les tirent avec leur 74 ou leur carabine. Le Pacha en tue un. Un de ses esclaves, d’un coup de carabine Lebel, à 4 mètres, tue le deuxième, au galop de son cheval.
Trois gazelles sont rabattues sur nous. Le Pacha au galop de sa monture approche de l’une et la tue. Si Hammou en blesse une autre, qui est happée immédiatement au milieu du ventre, par un sloughi. On fait la chasse à courre derrière la troisième; les chevaux finissent par se fatiguer plus vite que la gazelle qui nous échappe.
Arrivée à Agoulmin, 5 heures de marche. Haouach de femmes devant le Pacha et Si Hammou.
Le pays des Sektana est sain. On y voit très peu de malades. L’eau est rare. L’altitude moyenne est voisine de 1.500 mètres. Les habitants, guerriers, indépendants, sobres, travailleurs, vivant très loin des villes sous un climat très froid, où le vent est fréquent et très vif, sont robustes et résistants. Hommes et femmes, généralement maigres, ont les mains osseuses. Les enfants, aussi bien que les adultes, soutiennent le regard et vous fixent eux-mêmes dans les yeux. Race intrépide et irréductible, on me raconte que les Sultans autrefois “déracinaient” des populations entières de leur village et les transportaient en pays soumis, autour des villes Makhzen. Ils “transplantaient” à leur place des tribus soumises de tout temps. Ce serait l’histoire d’Aomar Sektani d’Oumenast.
Le 24.
Départ d’Agoulmin. Arrêt à la Zaouia Sidi Lassen. Le pacha a pris froid hier à la chasse et a une angine avec de la fièvre.
Nous sommes reçus dans une salle très propre. Sur les murs sont des images en couleurs très vives, chromos à l’usage des musulmans, mal dessinés. L’une représente Sidi Ali emportant une femme au galop de son cheval. La deuxième, Sidi Ali sur un trône entouré des ses deux fils. La troisième, Sidi Ali à cheval en train d’occire un diable. Le diable a des ergots à ses talons, des protubérances sur le crâne. Il lève une massue contre Sidi Ali (une sorte de disque de pendule muni d’un manche). Sidi Ali lui a passé son sabre à travers le corps et le sang coule à torrents. Sous ces chromos sont imprimés : “Arabische. Propheter série 3. Geschitzliche Gechutz, déposé n°...
Arrivée à une deuxième zaouia, Sidi Abdallah ou Mohammed. Nous sommes reçus dans une tour carrée, très fraîche. Cette tour a trois étages. Ses quatre faces intérieures sont pareilles les unes aux autres. On monte au premier étage en appliquant une échelle contre le mur et du premier au deuxième par un escalier intérieur.
Arrivée à Tazenaght. 5 heures de marche. Salve d’honneur. Délégation de femmes. Il y a de très beau ghoumt (sac à provisions de route), des burnous noirs à fond rouge, des babouches de femmes, admirablement ouvragées et de teintes harmonieuses

Le 25.
Départ de Tazenaght. J’y ai vu une juive préparer un repas : un couscous au carottes. Devant sa porte, sur une grande pierre sale formant le seuil, les carottes sont écrasées, hachées avec une autre pierre. Rien n’est lavé, ni pierre, ni carottes. Ce hachis est ensuite rincé, il ne reste plus que les fibres... Comme bois pour le feu, des coquilles d’amandes.
5 heures de marche. Arrivée à Temassine.
Le 26.
Départ de Temassine. 4 heures de marche. Arrivée aux Aït ou Haya. Réception, haouach, chants, par délégation de femmes.
On me raconte que les gens de Tinfat, dans la casbah que nous avons canonnée le 12 mars, laissaient pénétrer les hommes de la harka comme si la kasbah était vide et dans l’obscurité des couloirs leur tiraient un coup de fusil à bout portant ou bien les poignardaient. Ils traînaient les cadavres dans les souterrains et recommençaient pour les suivants.
Le 27, 28 et 29.
Retour vers Telouet.
Départ des Aït ou Aya. Vent et grand froid. Traversée de l’oued, beaucoup d’eau. Arrivée à Tadoula. Visite des ruines que l’on dit être portugaises dans le pays, et qui sont musulmanes. Un pan de mur est peut-être d’une date et d’une architecture différente. Ces ruines passent pour recouvrir des trésors inestimables, cachés dans des souterrains très compliqués.
Arrivée à Tamdaght. 4 heures de marche.
Dans les jours qui suivent, parcours par un vent très violent dans la vallée. Pendant les bivouacs, le camp n’a plus son aspect régulier à cause des intempéries, chacun cherchant un refuge pour s’abriter.
Le 29, arrivée à Telouet en fête mais par grand froid.
Quatre hommes sont morts de froid hier au Tizi. Ils sont voulu aller directement en une étape de Tamedaght aux Aït Reba. Les montagnes sont couvertes de neige. Le froid, la fatigue, le vent les ont arrêtés en route. Un rekkas ce matin, venant de Marrakech, les a trouvés morts.
Le 1er avril, départ de Telouet. Arrivée à Arbalou, le 2 arrivée à Aït Oughir; le 3 retour à Marrakech sous une affluence considérable.
Tinerhir
La Harka laissa une garnison permanente dans le Todgha, à Tinerhir, sous le commandement d’un khalifa du pacha de Marrakech. Les tribus berbères Aït Moghrad et Aït Atta firent alors taire leurs luttes intestines pour harceler sans trêve cette première antenne du pouvoir du Sultan dans les oasis, et cette situation précaire dura jusqu’à l’occupation définitive de la palmeraie par les troupes makhzen en 1932.

 
Tinerhir
 
A partir de 1919, le Pacha de Marrakech entretint donc aux frais du Makhzen, à Tinerhir, pays absolument fermé aux Européens, une fezza de cent fusils. Cette fezza y maintint, avec des alternatives de revers et de succès, l’étendard du Sultan.
A certaines époques, elle s’était trouvée dans des situations vraiment paradoxales; assiégée pendant des mois, il lui était arrivé - fait qui semblerait incroyable à ceux qui n’ont pas la notion des combats makhzen - de se maintenir à un étage de la kasbah, tandis que les contingents d’insurgés (siba) s’étaient emparés des autres : la lutte se continuait ainsi par les escaliers et à travers les planchers.
Pour ravitailler la fezza en vivres, en munitions et en argent, il fallait procéder à de petites expéditions qui tenaient beaucoup plus d’opérations de contrebande que d’opérations militaires et dans l’exécution desquelles les hommes du Pacha de Marrakech faisaient preuve d’une véritable maîtrise.
En octobre 1931, cette fezza n’était plus en mauvaise posture. L’action politique patiente que le commandant du territoire de Ouarzazate, le lieutenant-colonel Chardon, dont le prestige dans le Sud était considérable, avait exercé sur les notables du Todgha, portait ses fruits; un parti makhzen s’était aggloméré autour de la fezza glaoua et appelait les forces françaises de tous leurs vœux pour assurer la tranquillité de leur vallée.
Les Kasbahs du Sud, par Maurice Tranchant de Lunel
Source : revue France-Maroc de juillet 1919
Si le texte de Tranchant de Lunel ne comporte pas la date de son voyage, certains recoupements permettent de supposer qu'il a fait partie de la Harka du Glaoui, soit directement dans la suite du Pacha, soit dans celle du général de La Mothe.
Nous avons gardé intégralement l’orthographe des lieux marocains utilisés dans le texte.
Nous venons d’atteindre le col qui nous séparait de Telouet et, du haut de ces 2.800 mètres, nous voyons s’étendre devant nous tout cet espace du Maroc jusqu’alors inconnu.
Un coup d’oeil en arrière nous fait entrevoir le chaos de ces gorges du Nord de l’Atlas que nous venons de traverser en trois jours : trois jours pénibles dans des lacets montueux, rocailleux, où les chevaux doivent s’agripper sur des pentes roulantes; derrière nous, aussi, ces kasbahs d’Arbalou et de Zerekten qui, déjà, nous ont donné un avant-goût de l’architecture du Sud.
Autour de ces kasbahs, au croisement des ravins, il y avait quelque verdure : des oliviers, des chênes verts accrochés aux rochers, quelques orangers dans les creux et, aussi, quelques arbres fruitiers et des arbres du Nord, dont les troncs dénudés nous rappelaient que nous étions en décembre.
Nous laissons encore, directement en arrière et au-dessous de nous, ce cirque sauvage d’Aït Roba où, la veille, 31 décembre, nous avions été arrêtés dans la nuit par une violente tourmente de neige.
Enfin, les derniers échelons de cette muraille qui nous séparait des terres inconnues ont été heureusement franchis à temps, car nous aurions pu rester bloqués longtemps parmi  l’amoncellement de ces roches inhospitalières.
Toute la colonne est passée : les convois, les mulets d’artillerie, les cavaliers, et la file interminable dégringole déjà sur la pente sud. Tout en suivant des yeux cette descente périlleuse que nous allons aborder, notre regard se jette plus loin, pour essayer de découvrir la contrée étrange qui s’étale au-dessous de nous.
A nos pieds, des montagnes grises vert de grisées ou terreuse. C’est au milieu de ces contreforts que nous verrons émerger plus tard les tours de Telouet dans un cirque sauvage; mais, pour l’instant, ce n’est qu’une succession de monticules. Plus loin, une dépression grisâtre nous fait deviner ces vallées de l’Ouarzaza, du Dadès et la coulée du Draa qui les réunit et s’engage dans la masse très sombre du Saro.
Ce chaos bleu noir que forme le Saro s’étend jusqu’aux limites de l’horizon et, bien que nous ayons devant nous les étendues du Sahara et de la Mauritanie, on ne devine pas le désert et les oasis comme on les voit du haut d’El Kantara où les sables s’étendent à perte de vue.
Ici, c’est la grande base de l’Atlas qui s’assied loin dans le désert, sur son massif de rocs éboulés; mais nous n’avons pas le temps de nous attarder, car la bourrasque souffle toujours. Un grand vent du Nord, froid malgré le soleil revenu, nous pousse vers le Sud. Les chevaux tiennent à peine en équilibre sur cette arête aiguë. Les éléments nous forcent à quitter au plus vite les neiges pour nous avancer dans l’inconnu.
Quelques heures de descente plus dangereuse encore que la montée et les tours de Telouet et de quelques kasbahs environnantes apparaissent derrière les vallonnements qui nous en cachent encore la base. Les plans se distinguent nettement. Ces tours, couleur de terre, ont l’air d’avoir été taillées par un ciseau géant dans la montagne elle-même. Nous contournons les derniers contreforts, le Tizi neigeux s’élève derrière nous et la kasbah des Glaouas nous apparaît, depuis sa base jusqu’à la hauteur de ses tours. Telouet se dresse tout entier. Les angles vifs des donjons tombent obliquement et la kasbah s’étale entre ses murailles et ses tours crénelées.
1919._Tr._de_Lunel_Telouet
Si la montagne est stérile en impressions neuves, si cet énorme Atlas n’émeut pas autant le voyageur que certaines chaînes d’Europe ou d’Asie ni comme végétation, ni comme grandes falaises à pic, ni comme cascades, ni comme torrents sauvages, ni comme faune étrange, l’architecture des ces peuples guerriers, au contraire, fait éprouver une impression nouvelle.
Ce n’est plus la féodalité du Nord; c’est une architecture purement guerrière : repaires de spadassins et de coupeurs de routes. A l’intérieur, tout un monde très divers s’agite : esclaves noirs à l’anneau d’argent dans une oreille, serviteurs immédiats du maître; guerriers groupés dans les cours avec leurs longs fusils d’argent, muletiers et Juifs artisans; portes successives des kasbahs : la première n’est qu’un trou percé dans la muraille, la seconde commence à esquisser une ogive, la troisième est de pierre taillée et, plus on avance dans l’intérieur, plus la construction est soignée. Au milieu de ce dédale de couloirs sombres, de cours successives remplies de chevaux et de bêtes de somme, de grands espaces voûtés où on écrase le grain et où les femmes ont leurs réserves pour préparer la cuisine des hommes.
Il n’y a, dans les parties élevées de la kasbah, que de rares pièces décorées, de petites dimensions, où se tiennent le caïd et ses intimes.
De Telouet, nous descendons le torrent qui, marécageux et vaseux dans la partie supérieure, devient bientôt rocailleux et tellement resserré entre les flancs de la montagne que son lit seul peut nous servir de piste. Au milieu d’un espace de rocs calcinés, la kasbah de Tamdart, puis une autre kasbah et, enfin, au bout de deux jours, nous arrivons au plateau désert qui s’étend entre l’Atlas et le Saro. Là, nous changeons de route pour nous diriger vers l’Est, dans la direction du Tafilalet.
1919._Tr.de_Lunel_Tamdakht
Nous ne descendrons jamais au dessous de 1.400 à 1.500 mètres d’altitude. A cette époque de l’année, les nuits sont froides; mais les journées seront chaudes, car le ciel sera éternellement bleu. Depuis six ans, pas une goutte d’eau n’est tombée du ciel et, malgré nos départs sous un vent froid, on sent qu’après ces quelques semaines d’hiver l’été doit être terriblement chaud.
Nous parcourons alors des espaces désertiques, immenses étendues de cailloux roulés. On se demande quelles épouvantables secousses ce pays a dû ressentir pour faire glisser du haut des montagnes une telle masse de cailloux. En effet, les galets ont l’air d’avoir été roulés par un formidable torrent.
1919._Tr._de_Lunel_Tazart_
 
Des coulées de lave même ont pris des formes arrondies et, sur le sol rougeâtre, les schistes polis, les agates, les cornalines et des pierres lourdes qui ressemblent à des métaux, brillent au soleil comme des aciers, des coraux ou des diamants, mais, sur la surdité et l’aridité du sol, le soleil les a fait éclater. Ce sont ces plateaux que nous ne quitterons pas pendant six semaines; ça et là, dans ce pays d’enfer, nous aurons, néanmoins, quelques surprises, car nous traverserons les petits ruisseaux qui descendent de l’Atlas, qui ont coupé transversalement ces régions de galets et qui se réunissent à l’entrée du Saro pour former le Draa, auquel la puissance de ces eaux rassemblées a permis de percer en un seul point cette montagne sauvage et de s’étaler dans le désert où il va, après un long détour, rejoindre l’océan.
Nous traversons donc l’Ouarzaza, le Scourra, l’Imacine, le Dadès; au bord de cette première oasis, le troisième jour après le départ de Telouet, nous apparaît la kasbah de Taourirt, imprévue et effarante.
1919._Tr._de_Lunel_Taourirt_
Cette ville de tours et de murailles crénelées, accrochée sur le bord du plateau, tombe à pic sur la coulée de l’oasis où les arrêtes vives des tours partent alors du niveau inférieur pour monter à quarante ou cinquante mètres, légèrement inclinées, pour se perdre dans les créneaux ouvragés : énormes masses de pisé allégées vers le haut par les meurtrières et les mâchicoulis que perce le bleu du ciel. Derrière ces tours, se dégagent, grisâtres, les touffes de palmes espacées que forme l’oasis de Ouarzaza sur une longueur de dix-huit kilomètres et environ trois kilomètres de large.
A droite, à gauche, en face, d’autres kasbahs surplombent l’oasis : kasbah de Temesla, de Tifountout, etc.
1919._Tr._de_Lunel_Talmesla
Les palmiers, espacés, laissent voir les petits champs d’orge et de fèves qui, grâce à l’irrigation très méthodique des séghias, poussent dans ce pays désertique.
De là, un saut au Scourra, une étape. Après une chevauchée dans cette même plaine caillouteuse, on aperçoit la traînée de verdure de Scourra, plus fournie que la dernière, car des oliviers et des amandiers en fleurs se mêlent aux palmiers; mais, toujours les mêmes kasbahs qui, là, sont dissimulées au milieu des oasis sur des terre-pleins à peine surélevés. Les palmes accompagnent les hautes tours dentelées et les oliviers font une base feuillue aux murailles grises et roses.
Du Scourra, en deux étapes, nous sommes au dadès. L’oasis apparaît depuis sa sortie des montagnes; plus élevée que les deux autres et moins abritée, il n’y a pas de palmiers. Des figuiers et des rosiers sur le bord des séghias donnent un ton gris perle où se dégagent les fonds légèrement verdâtres des carrés d’orge et de blé. Les kasbahs se détachent nombreuses et imposantes. Une ville de châteaux forts sur une quarantaine de kilomètres de long et deux ou trois de large.
Ces kasbahs sont à peine espacées les unes des autres par quelques centaines de mètres, étrangement fortifiées. Leur masse est couleur de désert et passe du gris au rose ou au rouge vif et à l’orange suivant les heures du jour. Vision extraordinaire et d’un autre âge, car tout ceci a une vie intense. Ces kasbahs fourmillent de monde vivant de quelques figues sèches et de pain d’orge, buvant au passage l’eau des séghias, et à peine vêtu. La seule dépense est la poudre de guerre.
Les femmes qui, là, ne se cachent pas le visage, sont drapées à l’antique dans de grands voiles de cotonnade bleu sombre. Leur figure, assez régulière, se détache au milieu de gros colliers naïfs de boules d’argent et d’ambre. Elles travaillent presque toujours sur les terrasses et leur apparition bleu sombre dans un ciel de turquoise, au-dessous des grandes tours roses, évoque quelque Salammbô en haut des grands escaliers de Carthage. Et tout cela vit, non seulement par une impulsion donnée se transmettant d’âge en âge, mais ce monde continue à créer et à construire. Chaque kasbah a de nouvelles tours qui s’érigent et, en voyant ces ouvriers dresser des moellons de terre rouge, polir et sculpter des murailles, il me semblait que j’assistais à la construction de Babylone ou de Ninive, de ces grandes cités asiatiques dont il n’est plus resté que de grands noms dans l’histoire et où l’imagination se perd.
Du Dadès, le plateau s’élève et se resserre; l’Atlas est plus proche au Nord et le Saro plus proche au Sud. C’est la ligne de partage des eaux entre le Draa qui se jette dans l’Océan et le Todra et le Fercla qui descendent dans le Tafilalet pour se perdre dans le Sahara. Le pays devient plus sauvage, habité par des nomades et des coupeurs de routes, car c’est aussi l’endroit du passage entre les montagnes du Saro et le pays d’Ahangal (1) dans l’Atlas, la route la plus suivie par les peuplades du Sud se dirigeant vers le Nord.
Imiter, dans la partie la plus resserrée, est un endroit peu désirable, tant au point de vue de l’aridité du sol que de l’insécurité causée par les nomades. Entre Imiter et le Todra se trouve un endroit fort curieux, où la montagne qui relie l’Atlas et le Saro est coupée par une encoche de plusieurs centaines de mètres de large, arrondie vers la base, qu’on appelle le “kouss n’tazoult”, le point de vue ou le cran de mire. C’est ce passage étranglé qui est le plus difficile à garder.
C’est là où nous avons pu voir, à notre retour du Todra, les étendards déployés. A peine après les premiers coups de feu venant des contreforts du Saro, d’un côté, et des plates-formes de l’Atlas au Nord, les chefs de guerre Si Hammou et Si Assi sont partis au galop à la tête de leurs cavaliers. Les fantassins, souples et court vêtus, escaladèrent rapidement les montagnes et on les voyait noircir le flanc poudreux des à pics comme une armée de criquets.
Nous suivions les opérations à la lorgnette. Les estafettes, qui se tenaient derrière le Pacha, partaient de temps en temps, un à un, au galop, porter quelques ordres, pendant qu’Hadj Thami, que la présence du général retenait auprès de nous, sentait son ardeur guerrière bouillonner et chatouillait nerveusement son cheval de ses étriers d’or.
Mais nous avions pu passer une dizaine de jours sur les bords du Todra, qui est à une vingtaine de kilomètres plus à l’Est du “kouss”. Nous étions campés non loin de l’endroit où il sort de la montagne; son oasis est très fournie et très diverse.
Les kasbahs sont toujours aussi imposantes et décorées que dans le Dadès, mais dispersées, comme dans le Scourra, dans la verdure très diverse des palmes, des oliviers, des amandiers en fleurs où les grands fantômes dénudés des noyers sombres et des trembles blancs sortent des buissons de roseaux et de ronces qui encombrent le lit du fleuve.
Ce serait un éden, après ces rudes plaines désertiques couvertes de cailloux éclatés sous la puissance du soleil, si la température n’y était si difficile à supporter : gros froid la nuit; le matin, la glace dans les séghias; grosse chaleur le jour. Par périodes régulières et fréquentes, de grands vents desséchants soulèvent des tourbillons de poussière et les tempêtes que l’Ouest accumule vers l’Atlas s’arrêtent sur les sommets de cette formidable barrière. Les nuages, après de sombres menaces, se cabrent de nouveau vers le ciel, les sommets reblanchis réapparaissent et pas une goutte d’eau ne tombe sur ces espaces déshérités.
(1) Tranchant de Lunel veut probablement parler de “l’Ahançal”.
Taourirt_une-aquarelle-de-tranchant-
Nommé par Lyautey depuis 1912 directeur des Beaux-Arts de l’Empire chérifien, Tranchant de Lunel est l’auteur de : Maroc, au pays du paradoxe, publié en 1923, et préfacé par Claude Farrère.
Dans le livre Les Hommes Nouveaux, de Claude Farrère, paru chez Flammarion en 1922, un chapitre complet décrit l’épopée de la Harka du Glaoui de 1918-1919. Comme l’on sait que Farrère a fait des voyages au Maroc avec Maurice Tranchant de Lunel, il est probable qu’il a participé à cette Harka, a moins qu’il se soit inspiré des récits de Tranchant de Lunel et du docteur Hérisson, parus également dans la revue France-Maroc de 1919.
Les Hommes Nouveaux, est une biographie romancée de Tranchant de Lunel, dépeint sous le nom de "Tolly”, probablement en rappelant que Tranchant a signé certaines de ses aquarelles “Talby”, en arabe “étudiant”. Les deux écrivains, qui ont voyagé en Asie, ont partagé une passion commune pour l'opium.

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